Michael Harris – 25 avril 2015
Des milliers de personnes ont participé à l’évènement de la Nuit de la Philosophie à New York, de 19 h le 24 avril à 7 h le lendemain matin, organisé au consulat français et au Centre culturel ukrainien contigu, juste en face le Metropolitan Museum of Art. Des centaines de personnes s’étaient entassées pour des conférences portant sur une grande variété de thèmes, et elles étaient plus nombreuses encore à grouiller tout autour et à observer les performances dont le lien avec la philosophie était, au mieux, bien mince.
Un intérêt considérable a été accordé par la presse à la participation de Monique Canto-Sperber, l’un des premiers orateurs, en raison de la « discordance cognitive » entre le thème qu’elle a choisi de la « Liberté d’expression » et sa propre décision en 2011, en sa qualité de directrice de l’École normale supérieure, d’interdire deux évènements liés au boycott universitaire d’Israël [1]. Un certain nombre de représentants de la presse assistait à son intervention, dont le journaliste de France-Amérique qui a publié un article sur la controverse et la lettre de protestation.
L’un des conférenciers invités a annoncé son intention de se retirer de l’évènement, mais elle a été convaincue du contraire quand les organisateurs expliquèrent que Canto-Sperber avait choisi son propre thème. Peter Hogness a posté une vidéo du discours de Stéphane Hessel, en 2011 devant le Panthéon, sur la page Facebook de l’évènement [2]. (L’annulation du discours prévu de Hessel à l’ENS a été l’un des premiers actes de censure de Canto-Sperber)
Un autre conférencier invité, Omri Boehm, de la New School, a annoncé sur la page Facebook de l’évènement :
« Changement de thème : au lieu d’intervenir sur « Pensée et obéissance », j’aborderai « BDS, liberté d’expression, violence » », Omri Boehm (23 h, Salle de danse de l’ambassade française).
Un militant américain avait imprimé des tracts contenant le texte de la Lettre ouverte de protestation, avec la liste de ses signataires, et il les avait distribués dans la salle de danse avant le début de l’intervention ; il lui a été ordonné par des agents du consulat français de cesser et, à un moment, ils ont tenté de lui prendre les tracts des mains, lui disant que s’il continuait, il serait expulsé par la force. Après avoir informé la foule de cela, il s’est trouvé autorisé à poursuivre la distribution des tracts à la porte de la salle.
L’intervention de Canto-Sperber était censée être une analyse philosophique de l’équilibre entre la liberté d’expression et ses restrictions nécessaires. Elle a rappelé à l’assistance (dont le célèbre philosophe et écrivain Kwame Anthony Appiah, professeur à l’université de New York) que certaines formes d’expression sont limitées dans de nombreux pays européens. En France, elle a cité la loi Gayssot contre le déni de l’holocauste et :
« La loi de 2010 qui interdit le boycott d’un pays en tant que provocation à une discrimination contre une nation » [3].
Et d’ajouter que « toutes ces lois seront appliquées avec plus de force dans un proche avenir, car très bientôt une loi sera votée qui place ces infractions sous le coup de la loi pénale, et non plus du processus commun raffiné des droits de la presse ». Quelle loi ? Comment le sait-elle ?
C’est à peu près à ce moment-là que trois étudiants ont couru à l’avant de la salle et qu’ils y ont déroulé des affiches qui, ensemble, développaient le message suivant :
« Janvier 2011, Mme Canto-Sperber, directrice de l’ENS, a interdit un débat sur l’apartheid israélo-palestinien. La liberté d’expression pour quelques-uns seulement, c’est la liberté d’expression pour personne ! Hypocrite ».
Voici un résumé de l’explication de Canto-Sperber pour sa décision. Les citations textuelles sont identifiées comme telles ; le reste est une reconstruction.
« Ma décision était liée seulement à la nature de l’institution concernée, qui est une institution consacrée à la recherche et aux débats argumentés, avec des arguments pour et d’autres contre. Cette sorte de débat a été proposée aux organisateurs et ils l’ont refusée. Je suis allée proposer mon aide pour trouver d’autres lieux où ils pourraient lancer leur campagne, en leur faisant prendre conscience que l’appel au boycott d’un État est interdit par la loi en France ».
« Même si je pense que la liberté d’expression doit être aussi illimitée que possible, l’organiser dans ce lieu (qui est consacré à la recherche scientifique) n’était pas approprié ».
« Peut-être avais-je raison, peut-être avais-je tort, et je suis tout à fait ouverte à une discussion à ce sujet ».
« Ce n’était pas à cause du contenu mais des circonstances, et l’école n’était le bon endroit pour cela ».
« J’aimerais beaucoup que mes raisons soient entendues et non pas réduites au silence ».
Le point philosophique de l’intervention n’a pas été très clair ; elle est allée au-delà de son temps imparti et puis, elle est sortie de la salle, sans attendre les questions. Elle semblait avoir été prise au dépourvu par l’intervention des étudiants, et elle avait l’air bouleversée.
J’ai ensuite rejoint les étudiants alors qu’ils discutaient avec le journaliste de France-Amérique. Les trois étudiants étaient accompagnés de plusieurs amis, dont il semble que l’un a filmé au moins une partie de l’évènement. Leur protestation était entièrement de leur propre initiative ; ils n’avaient jamais entendu parler de l’AURDIP et apparemment, ils n’avaient pas lu les articles parus dans Mondoweiss ou The Nation, ni vu la Lettre ouverte (au moins au moment où ils ont décidé initialement de venir ; par la suite, ils ont peut-être lu l’article de France-Amérique). La femme à droite sur les photos est une normalienne, elle étudie la philosophie. Elle enseigne le français à New York et elle a eu connaissance de la Nuit de la philosophie par l’un de ses étudiants. Quand elle a vu que la tête d’affiche en était Canto-Sperber, elle et ses amis ont décidé d’organiser leur protestation.
Pour le reste, la soirée s’est passée plus ou moins comme prévu, avec une foule se rajeunissant au fur et à mesure que la nuit avançait. Je suis parti peu après l’intervention d’Omri Boehm. Boehm s’est présenté comme israélien et comme universitaire, mais pas comme un universitaire israélien ; il a parlé de son militantisme s’opposant au service militaire qui soutient l’occupation, et il a laissé entendre que son opposition à la politique israélienne était plus radicale que cela. Il pouvait envisager une situation dans laquelle un boycott universitaire pouvait être approprié, mais il niait que celui-ci pouvait être qualifié de non violent, parce que réduire au silence les universitaires israéliens est une forme de violence. Son interprétation du boycott universitaire était entièrement basée sur un article de Judith Butler – pour qui il a un immense respect en tant que philosophe – dans lequel elle met en avant que l’interaction avec les universitaires israéliens individuels est parfaitement compatible avec le BDS, à condition qu’ils ne reçoivent aucun soutien institutionnel israélien (pour participer à des conférences par exemple). Pour cette raison, dit-il, la distinction entre le boycott d’individus et celui d’institutions ne résiste pas à l’examen [4].
[1] Voir la « Lettre ouverte pour protester contre la conférence de Monique Canto-Sperber lors de la « Nuit de la philosophie » » et « Pourquoi un censeur bien connu de la liberté d’expression se voit-il offrir une tribune dans une grande assemblée d’universitaires ? », par David Palumbo-Liu, dans The Nation, le 23 avril 2015.
[2] La rencontre avec Stéphane Hessel a finalement eu lieu à l’extérieur de l’École normale supérieure, devant le Panthéon, et elle s’est transformée en une manifestation contre la censure à l’ENS :
[3] NDLR : Canto-Sperber se réfère à la « circulaire Alliot-Marie », laquelle n’est pas une loi, mais un ensemble de règles administratives imposées par la ministre de la Justice Alliot-Marie en 2010. Un boycott n’est pas interdit dans la loi française, tant qu’il n’entre pas dans le champ d’application de deux texte du code pénal qui interdisent la discrimination (l’article 225-1) et l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique (l’article 225-2). La circulaire Alliot-Marie fait l’amalgame entre l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881, et l’article 225-2 du code pénal, qui, selon la circulaire, « sanctionnerait, non pas l’interférence avec l’activité économique, mais l’incitation à une telle interférence, par des discours et des écrits ». Cette combinaison semble être juridiquement incorrecte et contraire à l’esprit tant de la loi de 1881 que de l’article 225-2 du code pénal. Voir la « Lettre de l’AURDIP à Madame Christiane Taubira Garde des Sceaux Ministre de la Justice ».
[4] NDLR : l’AURDIP ne partage pas cette interprétation du boycott universitaire. Cf « Les directives du PACBI pour le boycott académique international d’Israël »
http://www.aurdip.fr/night-of-philosophy-in-new-york.html
Traduction : JPP pour l’AURDIP