Seuil d’alerte
par Pascal Priestley
Cela aurait pu rester une histoire de bulles et de star. C’est devenu une affaire internationale, dans le plus vieux conflit du monde. Actrice américaine connue notamment par les films de Woody Allen, Scarlett Johansson est également – depuis huit ans – l’ « ambassadrice » de l’organisation humanitaire internationale Oxfam. Très récemment, elle a également été embauchée par la compagnie Sodastream, spécialisée dans la fabrication d’appareils de gazéification, pour en promouvoir les bienfaits.
Tout irait bien dans ce monde enchanté de la communication si Sodastream n’était pas une multinationale israélienne dont la principale usine se trouve à Misché Adounim, en Cisjordanie occupée. « Sodastream opère dans une colonie israélienne, dont la seule existence constitue une grave violation du droit international », s’inquiète Human Rights Watch, autre organisation humanitaire. « Il est impossible d’ignorer le système israélien de discrimination illégale, de confiscation de terres, de vol des ressources naturelles et de déplacement forcé des Palestiniens en Cisjordanie occupée, où Sodastream est situé ».
Une histoire chargée
Surgi du passé, son nom même ranime en Israël de mauvais souvenirs. Instrument naguère très utilisé contre le jeune État, le boycott symbolisait sa mise au ban par ceux qui, souvent, remettaient en cause son existence même. La Ligue arabe l’emploie dès 1945 pour proscrire toute relation commerciale ou financière entre les États arabes et le futur Israël. Installé à Damas en 1951, un « bureau central du boycott » en coordonne la mise en œuvre. Celle-ci, renforcée après la guerre du Kippour (1973) par l’argument du pétrole, s’appliquera dans le monde avec une rigueur variable. Dans les deux décennies suivantes, pourtant, de multiples facteurs – disparition de l’allié soviétique, adoption dans certains pays de législations le proscrivant, traités de paix ou reconnaissances diplomatiques, poids de l’OMC … – rendent le boycott progressivement inopérant. A la fin des années 1990, seuls quelques pays (Syrie, Liban, Iran …) l’observent encore, avec plus de zèle que d’efficacité.
Apparu dans les années 2000, le nouveau mouvement international reprenant l’idée du boycott s’inscrit dans une autre logique, plus citoyenne qu’étatique, davantage fondée sur le droit et ses violations liées à l’occupation des territoires palestiniens, et vise particulièrement l’économie des colonies. Précédé de prises de positions remarquées, dont celle de l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, il est lancé en 2005 au forum de Porto Allegre et rapidement repris par 172 organisations sous l’acronyme « BDS » ( boycott desinvestissement, sanctions).
Le langage employé et le cadre politique de référence diffèrent nettement de ceux qui prévalaient dans le demi-siècle précédent, où transparaissait la non-légitimité prêtée à l’État juif : « Nous faisons appel à vous, disent ses promoteurs, pour faire pression sur vos Etats respectifs afin qu’ils appliquent des embargos et des sanctions contre Israël. Nous invitons également les Israéliens honnêtes à soutenir cet appel, dans l’intérêt de la justice et d’une véritable paix. Ces mesures de sanction non-violentes devraient être maintenues jusqu’à ce qu’Israël honore son obligation de reconnaître le droit inaliénable des Palestiniens à l’autodétermination et respecte entièrement les préceptes du droit international ». Ce n’est plus l’existence d’Israël qui se trouve mise en cause mais ses pratiques, singulièrement la colonisation issue de l’occupation. Publiée en 2009, la « charte de BDS-France » se montre ainsi précautionneuse : « Notre action est éthique, citoyenne et politique. (…) Elle ne vise pas des personnes ou des groupes en raison de leur origine ou de leur religion juive (…) Ce boycott ne vise pas la société israélienne ni les individus qui la composent, en tant que tels, il vise la politique coloniale d’occupation israélienne et ses partisans ».
Scepticisme des uns, hostilité ou réticences des autres : les échos de la campagne sont d’abord modestes, quoique stimulés par les opérations militaires israéliennes sur Gaza ou le Sud-Liban, l’impasse des pourparlers et le développement de la colonisation. Les compagnies dénoncées (Mac Donald, IBM, Starbuck, l’Oréal, Danone) en ont vu d’autres et se croient peu vulnérables.
« Une arme indigne »
Les amis d’Israël ne s’en mobilisent pas moins. En France, un texte paraît en novembre 2010 sous la signature, parmi d’autres, d’Alain Finkielkraut, Bernard Henri Levy, Yvan Attal mais aussi de Manuel Valls et … François Hollande, encore loin du pouvoir l’un et l’autre. Le titre est explicite : « le boycott d’Israël est une arme indigne ». Balayant les précautions politiques de ceux qu’ils nomment « saboteurs », les auteurs dénoncent ses partisans, implicitement qualifiés d’exterminateurs masqués: « Au vu de leur charte, tout ce qui est israélien serait coupable, ce qui donne l’impression que c’est le mot même d’Israël que l’on souhaite, en fait, rayer des esprits et des cartes ». Sans nier le droit de mettre en cause « même de manière vive » le gouvernement israélien (alors déjà dirigé par Benyamin Netanyahou), ils estiment que « rien ne saurait autoriser que l’on applique à la démocratie israélienne un type de traitement qui n’est réservé aujourd’hui à aucune autre nation au monde, fût-elle une abominable dictature »(1). Alors Première secrétaire du Parti socialiste, Martine Aubry déclare devant le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France): « ceux qui prônent le boycott se trompent de combat : au lieu de porter la paix, ils portent l’intolérance, ils portent la haine ». Sous l’impulsion de la Garde des Sceaux de Nicolas Sarkozy, Michelle Aliot Marie, la justice française poursuit les appels au boycott assimilés au délit de discrimination.
Le mouvement n’en continue pas moins à travers le monde et marque des points, d’Amérique latine ( Bolivie, Venezuela) en Europe (Scandinavie, Grande Bretagne où des syndicats ou diverses organisations de la société civiles s’y associent), trouvant parfois des alliés, de fait, inattendus. Peu médiatisé, un rapport – secret mais vite éventé – des chefs de mission diplomatique (consuls généraux) de l’Union européenne à Jérusalem, vient en 2011 accuser en des termes inhabituels la puissance occupante de « perpétuer activement ses annexions en sapant systématiquement la présence palestinienne dans la ville par l’expansion de colonies ».
Plus inhabituel encore, les hauts diplomates préconisent pour « protéger le tissu social palestinien » une série de mesures qui, sans naturellement employer le terme de boycott ni de rétorsion, n’en sont pas très éloignés, même s’ils ne visent que l’économie des colonies. Parmi eux : « empêcher ou décourager les transactions financières venues d’États européens qui auraient pour but de financer les activités de colonisation et mettre en place une législation européenne dissuasive », « avertir les opérateurs touristiques européens afin que leurs visites n’alimentent pas les activités de colonisation », « s’assurer que les produits fabriqués dans les colonies de Jérusalem-Est ne bénéficient pas du traitement préférentiel de l’accord commercial UE/Israël », « sensibiliser le public sur l’origine de ces produits ». Le réquisitoire n’est pas suivi mais il n’est pas non plus ignoré et l’UE a récemment pris différentes mesures – opérationnelles au 1er janvier dernier – pour exclure effectivement les colonies de divers partenariats.
Propagation
A partir de 2013, plusieurs institutions de pays du Nord (Norvège, Suède, Danemark) décident de rompre leurs liens avec des banques israéliennes impliquées dans le financement des colonies. Gérant pas moins de 150 milliards d’euros, le principal fonds de pension des Pays-Bas a cessé sa collaboration avec cinq établissements financiers pour la même raison. Un mois plus tôt, la société d’eau potable Vitens, autre géant néerlandais, a rompu avec la compagnie israélienne de distribution Mekorot, accusée de pratiquer une discrimination vis à vis des Palestiniens dans l’accès à l’eau. Traditionnelle alliée de Tel Aviv, la Roumanie faisait savoir presque au même moment qu’elle refusait que les travailleurs roumains partent travailler dans les Territoires occupés.
Loin d’une Europe mal aimée en Israël, le mouvement prospère également outre-Atlantique. La plus grande église protestante canadienne vient ainsi de rompre ses liens avec trois entreprises israéliennes. Pire, le principal allié de l’État hébreux dans le monde, les États-Unis, n’est plus préservé de la contagion. En décembre, l’American Studies Association (ASA), syndicat d’universitaires et de chercheurs aux États-Unis, adopte par 66 % des voix une résolution appelant au boycott académique d’Israël. Bien que cela ne concerne qu’une minorité du monde universitaire nord-américain, cette position émane d’une des organisations importante et ancienne de ce milieu. L’Association for american studies l’a précédé de quelques mois.
Surgie dans cette série funeste, l’ « affaire » Johansson-Sodastream, est à la fois plus anecdotique mais, par son considérable écho médiatique, plus gênante pour Israël et surtout inquiétante en terme de contagion. Un signe parmi d’autres : le parrainage du même SodaStream valait simultanément au 41e festival international de bande dessinée d’Angoulême (France) des explications orageuses et les foudres du dessinateur Tardi, pourtant héros de la fête (« Si j’avais su que le festival était financé par cette marque, jamais je n’aurais donné mon accord » ). D’autres voix s’étaient prononcées dans le même sens parmi lesquelles celles du dessinateur américain Joe Sacco.
Voix
La montée du mouvement en vient à inquiéter Washington, augmentant … l’irritation de Tel Aviv. Évoquant pour les déplorer les risques de boycottage visant Israël en cas d’échec des négociations en cours, le Secrétaire d’État américain John Kerry s’est vu reprocher par son homologue israélien Youval Steinitz des propos « offensants, injustes et intolérables ». Son (proche) Premier ministre Benyamin Netanyahu déclarait pour sa part plus sobrement que les « tentatives de boycotter l’Etat d’Israel » étaient « immorales et injustifiées ».
Telle n’est pas l’opinion de certains intellectuels israéliens, sans doute fort minoritaires mais parfois prestigieux. Dans un article du quotidien Haaretz , le célèbre historien Zeev Sternhell affirme : « ce n’est pas l’antisémitisme qui se trouve à la base du boycott des colonies qui se développe en Europe. Le boycott est tout d’abord une sorte de révolte contre le colonialisme et l’apartheid qui dominent les territoires ». Une approche développée plus crûment par un autre historien, Daniel Blatman dans une tribune du quotidien français Libération. Professeur à l’université hébraïque de Jérusalem celui-ci estime qu’ « après plus de quarante-cinq années d’occupation pendant lesquelles Israël a exercé sa domination sur un autre peuple, le cancer raciste a pénétré dans les couches profondes de la société israélienne ». « Il faut, considère t-il, boycotter, bannir et poursuivre en justice les colonies et tous ceux qui commettent des crimes de guerre dans les Territoires occupés ».
* BHL justifie pourtant à la même époque la légitimité du boycott d’autres pays tels le Soudan ou la Chine.