Laurent Zecchini, Le Monde, mardi 24 décembre 2013
La disparition récente de Nelson Mandela a contribué à donner un surcroît de notoriété au vote de l’Association des études américaines (ASA) intervenu lundi 16 décembre : d’un seul coup, les militants de la campagne BDS (boycottage, désinvestissement et sanctions), qui s’efforcent depuis 2005 d’entraîner une mobilisation internationale contre la politique d’Israël envers les Palestiniens, se sont mis à croire au succès de leur stratégie.
S’il est peu réaliste de comparer ce mouvement à la lutte victorieuse des militants anti-apartheid contre le régime sud-africain à la fin des années 1980, tout nouveau succès de la campagne BDS–à plus forte raison s’il survient aux Etats-Unis–a tendance à accentuer l’isolement du gouvernement israélien.
La décision prise par l’ASA, qui regroupe 5 000 professeurs américains, de boycotter les universités israéliennes, considérées comme solidaires de la politique d’occupation des territoires palestiniens, a déclenché une vague de réactions dans le monde universitaire américain et en Israël.
EFFET « BOULE-DE-NEIGE »
L’ASA n’est pas la plus importante des associations académiques américaines, mais elle est la plus ancienne. Surtout, elle est la première à rejoindre un mouvement international de boycottage de l’Etat juif qui, jusque-là, n’avait enregistré des succès limités qu’en Europe, en particulier dans certains pays scandinaves, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. L’ASA a été imitée par une autre association américaine, la NAISA, spécialisée dans les études indiennes.
Certains militants de la campagne BDS veulent y voir le début d’un effet « boule-de-neige ». Ils soulignent qu’en janvier, la puissante Association des langues modernes (MLA), qui regroupe 30 000 membres, a prévu de consacrer sa convention de Chicago à la question du boycottage académique d’Israël. Dans un entretien au Monde, le Palestinien Omar Barghouti, cofondateur de la campagne BDS, parle d’une « progression spectaculaire ». « Israël, souligne-t-il, était considéré il n’y a pas si longtemps comme au-dessus de tout débat. Aujourd’hui, alors que sa valeur stratégique est mise en question aux Etats-Unis, il perd de plus en plus la bataille des cœurs et des esprits. »
Omar Barghouti se félicite que Benyamin Nétanyahou, le premier ministre israélien, ait qualifié le mouvement BDS de « menace stratégique ». Il livre une longue liste d’associations qui ont rejoint ce mouvement, et rappelle que le compromis auquel ont récemment abouti Israël et l’Union européenne (UE), s’agissant des « lignes directrices » de l’UE, signifie que cette dernière n’acceptera pas que des colonies puissent profiter des avantages financiers de son programme scientifique Horizon 2020. Un tel résultat est encore hors de portée aux Etats-Unis, où Israël dispose de puissants soutiens dans l’administration et au Congrès.
POSITION DÉLICATE
Deux importantes universités, Brandeis (Massachusetts) et Penn State Harrisburg (Pennsylvanie), ont réagi, mercredi 18 décembre, en annonçant leur démission de l’ASA. Si le gouvernement israélien n’a pas pris officiellement position, plusieurs proches de M. Nétanyahou n’ont pas hésité à comparer le vote de l’ASA à d’autres initiatives historiques à caractère antisémite.
L’ironie veut que Brandeis, prestigieuse université de Boston, a elle-même décidé de boycotter, fin novembre, l’université palestinienne Al-Quds, dont le campus d’Abu Dis jouxte Jérusalem, en raison de la manifestation–jugée « fascisante »–organisée par un groupe d’étudiants liés au Jihad islamique.
Les autorités palestiniennes sont placées dans une position délicate. Après que Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, a rappelé son opposition à un boycottage généralisé des produits israéliens, la direction palestinienne a rectifié, faisant savoir qu’elle n’est pas hostile au mouvement BDS « conduit par la société civile » contre Israël.
SORTIR DE L’IMPASSE POLITIQUE
Le cas d’Al-Quds illustre ces contradictions. Si Brandeis, imitée par Syracuse University (New York), a décidé de mettre fin à ses relations avec l’université palestinienne, c’est parce que les étudiants avaient manifesté avec le bras levé, un geste rappelant le salut nazi, ou le salut militaire du Hezbollah. Plusieurs professeurs de Brandeis se sont désolidarisés de la décision de leur direction, qui vise de facto le président de Al-Quds, l’écrivain de renom Sari Nusseibeh, connu pour être un avocat de la coexistence avec Israël.
Son fils, Jamal Nusseibeh, lui-même professeur de droit à Al-Quds, est convaincu que les Israéliens, relayés par leurs soutiens aux Etats-Unis, ont utilisé le prétexte de cette manifestation pour ternir l’image d’Al-Quds, une institution académique palestinienne qui les dérange. Les diplômes d’Al-Quds, explique M. Nusseibeh au Monde, « sont reconnus dans le monde entier, sauf par Israël, et la police israélienne se livre à une répression quasi-quotidienne sur le campus ».
Le paradoxe est que Al-Quds et son président ont longtemps été hostiles à toute action de boycottage contre les universités israéliennes, « parce que, explique son fils, nous pensons que le dialogue académique est un principe intangible ». Jamal Nusseibeh continue de penser que le mouvement BDS appliqué à des universités n’est pas acceptable. En même temps, reconnaît-il, « je vis sous occupation militaire, ce qui signifie que je ne peux pas boycotter Israël ». La chose la plus importante, conclut-il, est de sortir de l’impasse politique : « Si le mouvement BDS peut rappeler au monde que ce que nous vivons est insupportable, alors c’est une bonne chose. »
Laurent Zecchini, Le Monde, 24 décembre 2013