NB : le texte qui suit est la version écrite d’une intervention orale lors d’un colloque organisé à l’ULB. Les actes de ce colloque seront édités. Une version enrichie et argumentée de ce travail donnera alors lieu à publication.
La campagne internationale BDS, pour Boycott, désinvestissement et sanctions, entrera en juillet prochain dans sa septième année. C’est en effet en juillet 2005, soit exactement un an après l’avis de la Cour Internationale de Justice au sujet de l’édification du Mur, que 172 organisations, forces syndicales et associations palestiniennes ont lancé l’appel au BDS, dont voici un extrait :
« Nous, représentants de la Société Civile Palestinienne, invitons les organisations des sociétés civiles internationales et les gens de conscience du monde entier à imposer de larges boycotts et à mettre en application des initiatives de retrait d’investissement contre Israël tels que ceux appliqués à l’Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid. Nous faisons appel à vous pour faire pression sur vos Etats respectifs afin qu’ils appliquent des embargos et des sanctions contre Israël. Nous invitons également les Israéliens honnêtes à soutenir cet appel, dans l’intérêt de la justice et d’une véritable paix. Ces mesures de sanction non-violentes devraient être maintenues jusqu’à ce qu’Israël honore son obligation de reconnaître le droit inaliénable des Palestiniens à l’autodétermination et respecte entièrement les préceptes du droit international ».
« Droit inaliénable des Palestiniens », « droit international »… Que ce soit dans l’appel ou dans les différents articles et conférences des animateurs de la campagne, on constate une forte présence de la référence au droit, ou aux droits. Pour qui connaît l’histoire de la lutte nationale palestinienne, la référence au droit international est une constante, notamment la référence aux résolutions des Nations Unies.
Avec la campagne BDS s’opère néanmoins un changement de paradigme : de l’affirmation, en positif, des droits des Palestiniens, on passe à une condamnation, en négatif, du non-respect par Israël de ces droits et du droit international en général. Il ne s’agit plus d’appeler, abstraitement, à la réalisation du droit, mais d’exiger, concrètement, des sanctions contre un Etat qui ne le respecte pas.
Ce renversement de perspective a des conséquences concrètes dans le type de campagne et d’argumentaire développé par les acteurs de BDS. Les arguments juridiques visant à démontrer le caractère « hors-la-loi » de l’Etat d’Israël occupent une place sans précédent dans la rhétorique de la solidarité avec les Palestiniens.
Nul ne sera surpris, dès lors, que les conflits entre partisans et adversaires de la politique israélienne se déplacent de plus en plus dans les tribunaux, qui doivent se prononcer sur la légalité de la campagne BDS et sur ses fondements juridiques.
Les 3 questions qui structureront mon intervention sont donc les suivantes : tout d’abord, dans quelle mesure la campagne BDS peut-elle être considérée comme une nouvelle approche palestinienne du droit international ? Ensuite, quels sont les principaux « arguments juridiques » avancés par la « Campagne BDS France », notamment en ce qui concerne l’exploitation économique des territoires palestiniens ? Enfin, de « l’arrêt Willem » à « l’affaire Brita », pourquoi les récents avis juridiques semblent-ils conforter les partisans du BDS dans leur combat et inquiéter Israël ?
1) Une nouvelle approche palestinienne du droit international
L’initiative BDS doit être située dans son historicité. Le combat palestinien est une longue lutte, qui a revêtu diverses formes au cours de son histoire récente : lutte armée, soulèvement de masse, négociations… C’est avant tout de l’échec de ces différentes stratégies qu’est née la campagne BDS. Il s’agit, pour ses initiateurs, en s’appuyant sur la décision de la CIJ de 2004, de partiellement reformuler les termes du combat palestinien et de proposer, au mouvement de solidarité internationale, un nouveau type d’action.
Durant près de 3 décennies, le mouvement national palestinien s’est référé au droit international en ceci qu’il consacrait les droits nationaux des Palestiniens : résolution 194 sur le retour des réfugiés, résolution 242 sur le retrait de l’armée israélienne des territoires conquis en 1967, confirmée par la résolution 338. La direction de l’OLP, notamment à partir des années 80, en appelait à la « communauté internationale », entendre la communauté des Etats, si elle existe, pour qu’elle fasse appliquer le droit. Le mouvement BDS renverse la perspective :
– Israël ne respecte pas le droit international et devrait être sanctionné
– Les Etats qui pourraient et devraient sanctionner Israël ne le font pas
– C’est aux sociétés civiles et aux populations du monde entier de sanctionner Israël
Ce changement n’est pas anodin et opère en réalité une quasi-rupture avec la stratégie des « négociations en vue de l’application du droit », lesquelles s’étaient transformées en « négociations du droit » avec les accords d’Oslo (93-94) : avec le principe « la paix contre les territoires », la satisfaction des droits nationaux des Palestiniens a été de fait subordonné à des exigences vis-à-vis des Palestiniens eux-mêmes : assurer la sécurité d’Israël.
Le mouvement BDS, qui est indépendant de la direction de l’OLP, se réapproprie le droit international et en refait un élément « non négociable ». C’est tout le sens de la formule citée ci-dessus : « jusqu’à ce qu’Israël honore son obligation de reconnaître le droit inaliénable des Palestiniens à l’autodétermination et respecte entièrement les préceptes du droit international ». Le BDS tente d’en finir avec une situation dans laquelle Palestiniens et Israël subissaient la même injonction, « respecter leurs engagements », « arrêter les violences », et étaient de fait considérés comme co-responsables de la dégradation de la situation sur le terrain.
En concentrant le tir sur les obligations d’Israël eu égard au droit, que celles-ci soient antérieures ou postérieures au processus d’Oslo, BDS délivre un message politique : ce ne sont pas les violences militaires israéliennes ponctuelles ou la résistance palestinienne qui sont le principal obstacle à la résolution de la question palestinienne, mais bien les violations continues, par Israël, du droit international. Ce changement de perspective a eu, de fait, des conséquences au sein même du mouvement de solidarité avec les Palestiniens, ce que nous allons aborder maintenant en évoquant la « Campagne BDS France ».
2) Quelques arguments juridiques de la « Campagne BDS France »
Le « groupe juridique BDS France » a publié en mai 2010 un document intitulé : « La colonisation, un crime de guerre ». On peut lire, dans l’introduction, les lignes qui suivent :
« Personne ne peut ignorer les violations du droit commises par Israël. Conseil de sécurité, Assemblée générale de l’ONU, Cour Internationale de Justice (CIJ), rapports Dugard et Goldstone… (…)
Tous les avis et toutes les instances concordent. (…) Le droit condamne la colonisation – l’appropriation des biens d’autrui par la force – cette redoutable menace contre la paix ».
On le voit donc : la campagne BDS France, à l’instar de l’appel palestinien, justifie le caractère « fondé en droit » de sa caractérisation d’Israël comme un « Etat hors-la-loi ». Ce n’est en outre pas par hasard qu’elle insiste sur l’exploitation économique, par Israël, des territoires palestiniens occupés. Il s’agit en effet de traduire en actes la dénonciation des violations du droit par Israël, et de « penser » des sanctions. Or le champ des sanctions économiques, s’il n’est pas la seule dimension de BDS, qui en appelle aussi au boycott diplomatique, universitaire, culturel et sportif, apparaît comme étant davantage propice à des actions elles aussi fondées en droit.
L’argumentation juridique de BDS France est simple. Je me contenterai ici de l’exposer, et non de la commenter d’un point de vue de juriste, n’étant pas juriste moi-même.
Par les résolutions 242, 338 et 446 (entre autres), le CSONU a affirmé que les territoires conquis en 1967 étaient « occupés », ce que l’avis de la CIJ de 2004 a confirmé. L’occupation n’est pas illicite en elle-même. Mais l’occupant ne peut, entre autres, ni annexer des territoires ni transférer les populations.
L’article 46 du Règlement de La Haye prévoit que la propriété privée doit être « respectée » et « ne peut pas être confisquée ». Aux termes de l’article 55 du même texte : « L’État occupant devra sauvegarder le fonds des propriétés et les administrer conformément aux règles de l’usufruit ».
Or il apparaît qu’Israël exploite économiquement les territoires palestiniens, détourne, de fait, les richesses de ces territoires à son profit, et exporte sous certificat israélien les produits qui en sont issus. Ce qui est une violation manifeste du droit international et, en outre, si l’on se place au niveau européen, une fraude, eu égard aux accords de coopération UE-Israël, signés en 1995. Leur champ d’application territorial est défini à l’article 83, en lien avec le protocole 4 : il ne peut concerner la Cisjordanie et la bande de Gaza, territoires occupés. S’appuyant sur des constats établis sur place et sur divers avis et recommandations de la Commission européenne, la campagne BDS France explique que « l’accord est devenu le cadre de fraudes massives car Israël exporte sous certificat israélien des produits issus des territoires occupés de Palestine alors que les certificats devraient être palestiniens ».
Ce qui conduit la campagne BDS à exiger de l’Union européenne qu’elle cesse d’appliquer des tarifs préférentiels aux produits issus de la colonisation et, au-delà, qu’elle sanctionne Israël en suspendant les accords d’association. En outre, elle invite les populations à refuser d’acheter ces produits et certains envisagent d’engager des procédures judiciaires contre les exportateurs israéliens et les importateurs ou les investisseurs français.
Mais en réalité les marchandises issues des colonies sont un « produit d’appel » de la campagne BDS, qui en appelle au boycott de l’ensemble des produits israéliens, dans la continuité de l’argumentation juridique que je viens d’exposer : Israël appose le certificat « made in Israel » sur l’ensemble de ses exportations, y compris celles issues de la colonisation, le consommateur ne peut faire le « tri » et n’a plus qu’à boycotter l’ensemble des produits israéliens jusqu’à ce qu’Israël cesse la fraude.
Au-delà, c’est une raison économico-politique qui justifie le mot d’ordre du boycott total : c’est l’ensemble de l’économie israélienne qui bénéficie de l’exploitation illégale des territoires palestiniens. Dans les termes d’Omar Barghouthi, l’un des principaux animateurs de BDS, « ce n’est pas « l’occupation » qu’il s’agit de boycotter, mais la puissance occupante. Si un boycott de la Chine était lancé, en raison de son occupation du Tibet, ne boycotterait-on que les produits issus de l’exploitation économique du Tibet ? ».
On retrouve ici, par-delà de l’argumentation juridique, la dimension proprement politique de la campagne BDS. C’est cette double dimension qui semble expliquer la puissance inédite de cette campagne. Et ce ne sont pas les récents développements, sur lesquels je conclurai cette intervention, qui peuvent rassurer un Etat d’Israël de plus en plus conscient de cette puissance.
3) Un mouvement ascendant, de nouveaux développements judiciaires en perspective
Force est en effet constater que les arguments semblent porter, car la campagne BDS connaît, en France comme à l’international, un développement spectaculaire, notamment mais pas seulement dans le domaine économique. Une étude conduite en Israël le mois dernier établit en effet qu’1/3 des exportateurs israéliens se sentent « touchés » par le BDS. L’Université de Johannesburg vient de rompre tout lien avec les Universités israéliennes. De plus en plus d’artistes refusent de se produire en Israël. Etc… Qui plus est, deux récentes décisions de la justice européenne semblent apporter de nouveaux arguments juridiques à BDS : l’affaire Willem et l’affaire Brita.
La campagne BDS France se réfère à l’affaire Willem, du nom du maire de la commune de Seclins, qui avait appelé en 2002 les services municipaux de la ville à boycotter les produits israéliens. Poursuivi pour provocation à la discrimination, il sera relaxé par le tribunal correctionnel, mais condamné par la Cour d’Appel, condamnation confirmée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Mais ce que retiennent les partisans de BDS, c’est que c’est en tant que maire, et donc décideur économique, que Willem a été condamné. Dans ses attendus, la CEDH affirme ainsi que la condamnation résulte du fait qu’ « Au-delà de ses opinions politiques, pour lesquelles il n’a pas été poursuivi ni sanctionné, et qui entrent dans le champ de sa liberté d’expression, le requérant a appelé les services municipaux à un acte positif de discrimination ». C’est un point essentiel pour BDS : non seulement l’Etat d’Israël est hors-la-loi, mais l’appel au BDS n’est pas, en soi, illégal puisqu’il résulte de la liberté d’expression et d’opinion.
La campagne se réfère également à l’affaire Brita : « Brita est une société allemande qui importe des gazéificateurs d’eau fabriqués par un fournisseur israélien, Soda-Club, dont le site de production est implanté à Mishor Adumin, en territoire occupé. La société Brita a demandé aux autorités douanières allemandes de bénéficier de l’accord douanier, sur production du certificat d’origine. Mais les douanes allemandes ont contesté ce certificat. Les autorités israéliennes ont affirmé que les marchandises étaient originaires d’une zone sous leur responsabilité, et les douanes allemandes ont refusé le bénéfice du régime préférentiel.
La société Brita a contesté cette décision des douanes devant le Tribunal des finances de Hambourg, lequel a saisi la Cour de justice européenne d’une question préjudicielle, avec en substance, deux interrogations :
– Les marchandises fabriquées en territoires palestiniens occupés peuvent-elles bénéficier du régime préférentiel instauré par l’accord Europe-Israël ?
– Les certificats délivrés par Israël pour ces produits issus des territoires occupés sont-ils opposables aux pays européens ?
Pour la Cour, les produits originaires de Cisjordanie ne relèvent pas du champ d’application territorial de l’accord CE-Israël. Ainsi, seules les autorités palestiniennes peuvent attester de l’origine des marchandises produites dans les territoires occupés, et Israël doit s’interdire tout ce qui serait une immixtion dans les affaires palestiniennes, par une certification ou un contrôle de facto de l’économie.
L’ensemble des territoires occupés est concerné. La seule frontière opposable en droit européen est celle de 1949, et les produits « obtenus dans des localités qui sont placées sous administration israélienne depuis 1967 » ne bénéficient pas du traitement préférentiel défini dans cet accord ».
Chacun comprendra l’importance de l’arrêt Brita, qui constitue une victoire juridique sans précédent pour les partisans de BDS, et qui a de quoi inquiéter l’Etat d’Israël. A fortiori lorsque l’on y ajoute les multiples « victoires » revendiquées par la campagne BDS à l’échelle internationale, que je n’ai pas le temps de lister ici mais dont on pourra obtenir un aperçu en se rendant sur le site www.bdsmovement.net. Victoires qui, d’après Omar Barghouthi, ont conduit les partenaires sud-africains de la campagne BDS à reconnaître que le boycott d’Israël se développait beaucoup plus rapidement que ne s’était développé, dans ses premières années, le boycott de l’Afrique du Sud de l’Apartheid.
Conscient du danger potentiel qui le guette, l’Etat d’Israël et ses soutiens tentent de délégitimer, à grands renforts d’argumentaires, tribunes et plaintes en justice, BDS. Israël est en outre en train d’adopter une législation anti-BDS. La Knesset a examiné, pour une première lecture, le 15 février dernier, une loi relative au boycott, qui punirait de 30 000 shekels (6000 euros) d’amende tout citoyen israélien qui, je cite « initierait un boycott contre l’Etat d’Israël, encouragerait d’autres à y participer, ou fournirait assistance ou information dont le but serait de faire progresser le boycott ». Sont directement visés les Israéliens qui soutiennent le mouvement BDS au sein du mouvement Boycott from within, et qui représentent un argument de poids pour la campagne BDS internationale pour les raisons que chacun comprendra.
Le texte vise aussi les militants étrangers : s’il est prouvé qu’ils ont participé à la campagne ou à des actions de boycott, les individus non-citoyens d’Israël pourront être punis d’une interdiction d’entrée en Israël d’une durée d’au moins 10 ans. Si une telle loi était adoptée, elle ne manquerait pas d’être commentée, en Israël comme à l’étranger : aveu de faiblesse des autorités israéliennes face au développement de BDS, cette mesure, déjà dénoncée par les associations des droits de l’homme en Israël comme une inadmissible atteinte à la liberté d’expression, ne manquerait pas, paradoxalement, de gonfler encore un peu plus les rangs des critiques de l’Etat d’Israël.