Ce qui s’est passé ces derniers jours : la société néerlandaise de l’eau potable Vitens a rompu ses liens avec son homologue israélienne Mekorot ; la plus importante Église protestante du Canada a décidé de boycotter trois sociétés israéliennes ; le gouvernement roumain a refusé d’envoyer de nouveaux travailleurs de la construction ; et les universitaires de l’American Studies Association ont voté une mesure visant à rompre ses liens avec les universités israéliennes.
Alors que ceci se produit peu après que le gouvernement israélien ait capitulé devant le boycott des colonies afin d’être éligible à l’accord de coopération scientifique Horizon 2000 de l’Union européenne, il est difficile d’échapper à la conclusion que le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissements et Sanctions) prend de la vitesse. Et cette évidence, si elle n’était pas encore apparue, est devenue plus claire et plus vive après la mort de Nelson Mandela.
Il y avait des arguments valables à la fois pour et contre la participation du Premier ministre Netanyahu à la cérémonie de mardi en mémoire de Mandela, mais on ne peut nier que la façon dont le Premier ministre, incompétent, chaotique, dispendieux, ombrageux, a géré publiquement cette question sensible a suscité une publicité non désirée et aggravé une situation déjà précaire.
Le volet embarrassant a fait d’Israël « un cas à part », il a attiré l’attention des médias sur la collaboration passée d’Israël avec le régime d’apartheid et a fourni un appui précieux à ceux qui assimileraient les deux. Plus inquiétant encore, d’un point de vue israélien, l’analogie entre l’Israël d’aujourd’hui et l’Afrique du Sud d’hier pourrait aussi entretenir la conviction qu’Israël peut être mis à genoux de la même manière que l’a été l’Afrique du Sud à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt.
Quand les Nations-Unies ont voté leur première résolution non contraignante appelant au boycott de l’Afrique du Sud, en 1962, s’y est opposé tout un ensemble de pays occidentaux, sous l’égide de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Mais la campagne populaire qui avait commencé avec les boycotts universitaires à la fin des années cinquante s’était progressivement déplacée sur le sport et les loisirs et de là s’était portée sur les boycotts institutionnels et les désinvestissements. En cours de route, le mouvement anti-apartheid avait couvert un espace de plus en plus vaste dans l’opinion publique occidentale, et finalement, il a même obligé les plus réticents des gouvernements, dont Israël et les États-Unis, à rejoindre le régime international des sanctions.
Dans un article de 1998, intitulé « Normes internationales, dynamiques et changement politique », les politologues Martha Finnemore, aujourd’hui de l’université George Washington, et Kathryn Sikking, de l’université du Minnesota, ont osé les bases du « cycle de vie » par lequel certaines normes se développent pour façonner le comportement des États et ensuite de la communauté internationale dans son ensemble. La première étape, affirment-elles, est l’« émergence de la norme », quand une nouvelle norme est défendue par les ONG et les « entrepreneurs de la norme ». La seconde est une « cascade de normes », quand les États rentrent dans le rang et adoptent la nouvelle norme. Et un prérequis pour l’évolution de la première vers la seconde étape est le « point de basculement » (« tipping point ») qui se produit quand une masse critique d’événements et les opinions convergent pour former une cascade de normes.
Dans le cas de l’Afrique du Sud, le premier « point de basculement » est survenu probablement lors des émeutes de Soweto en 1976, qui ont déclenché des manifestations et des campagnes de désinvestissements qui finalement ont couvert les universités, les fonds de pension et les sociétés multinationales américains. Le second « point de basculement » est venu après la rébellion des Sud-Africains noirs contre la constitution raciste de 1983 et l’imposition d’un état d’urgence permanent en 1984-1985, et il a amené dans les rangs le reste du monde.
Les « points de basculement » sont, bien sûr, difficiles à prévoir, et les efforts pour y parvenir ont été au centre de recherches multidisciplinaires très étendues ces dernières années. « Vous savez qu’il y existe une limite, mais c’est la nuit et le brouillard. Nous sommes vraiment très forts pour savoir où sont les limites une fois qu’on est tombés de la falaise, mais cela nous est guère utile, » comme le chercheur du lac écologiste et du « point de basculement », Stephen Carpenter, l’a déclaré aux USA en 2009.
Israël pourrait bien être très proche d’une telle limite. Parmi les nombreux développements qui pourraient être en train de créer la masse critique requise, on peut citer : le temps écoulé depuis l’attaque sur les Tours jumelles du World Trade Center en septembre 2001, qui a mis Israël dans le même camp que les États-Unis et l’Occident dans la Guerre contre le terrorisme ; l’isolement d’Israël dans la campagne contre le programme nucléaire de l’Iran ; qu’il n’y a plus à repousser des ennemis implacables tels Osama ben Laden, Mouammar Kadhafi, Mahmoud Ahmadinejad et, à un moindre degré, Yasser Arafat ; la sécurité relative et l’absence de terrorisme en Israël associées à sa propre dynamique colonialiste persistante ; et la contre-publicité générée par les révélations sur le racisme dans la société israélienne, par l’image de ses dirigeants comme étant incroyablement rigides et de droite, et la confrontation de son propre gouvernement avec les immigrants africains illégaux et les bédouins israéliens, dirigeants largement perçus comme grandement marqués de parti-pris et de préjugés.
Ces derniers jours, les hommes d’États américains semblent plus s’inquiéter du danger imminent de la délégitimation (d’Israël) que ne le sont les Israéliens eux-mêmes. Dans ses réflexions tant au Saban Forum qu’à l’AJDC (American Joint Distribution Committee) cette semaine, le secrétaire d’État John Kerry a présenté la délégitimation comme un « danger existentiel ». Le Vice-Président Joe Biden, intervenant au même forum de l’AJDC, est allé encore plus loin : « L’effort sur tous les fronts pour délégitimer Israël est le plus concentré que j’ai vu pendant mes 40 années de fonction. C’est la plus sérieuse menace, à mon avis, pour la sécurité et la viabilité à long terme d’Israël. »
Il faut toujours prendre en compte la possibilité que des développements imprévus renverseront complètement la tendance. À défaut, la seule chose qui peut éviter à Israël de franchir la limite et de « tomber de la falaise » sur la scène internationale est le processus de paix tant décrié de Kerry, qui tient à distance l’opinion publique et les gouvernements, et évite le « point de basculement » qui intensifierait de façon spectaculaire la campagne de boycott anti-israélienne.
Ceci ne fait que renforcer l’argument de Jeffrey Goldberg dans un article de Bloomberg de mercredi, que Kerry est le « meilleur ami d’Israël ». Il met aussi en avant, une fois encore, combien ceux qui critiquent contre Kerry, les opposants au processus de paix et les champions de la colonisation sont vraiment bornés, myopes et dangereusement délirants, (même si vous pouvez être sûrs que quand, et si, le processus de paix échoue et qu’Israël est plongé dans l’isolement de l’Afrique du Sud, ils pointeront leur doigt dans toutes les directions, sauf vers eux-mêmes).
Traduction : JPP pour BDS FRANCE
Chemi Shalev – Ha’aretz – 11 décembre 2013
http://www.haaretz.com/blogs/west-of-eden/.premium-1.562989