AURDIP | 15 septembre 2013 |
Madame la Ministre, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice Nous vous avions écrit le 15 novembre 2012 pour vous alerter sur le caractère à la fois inopportun et non conforme au droit des poursuites pénales engagées contre des militants associatifs qui appellent pacifiquement, au nom du respect du droit international en Palestine, à ne pas consommer de produits israéliens. Notre courrier n’a pas reçu de réponse de votre part. L’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine vous écrit à nouveau, car la situation décrite dans notre précédent courrier reste la même et que les parquets, qui travaillent sous votre autorité, continuent d’engager des poursuites pénales et même de faire appel des décisions de relaxe rendues par les juridictions de première instance.
Comme vous le savez, Mme Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Justice, avait cru bon en 2010 d’adopter une circulaire (CRIM-AP, 12 février 2010, n°09-900-A4) enjoignant aux procureurs de la République d’engager des poursuites pénales contre les personnes appelant au boycott des produits israéliens. Cette circulaire a été vivement critiquée tant par de nombreux responsables politiques (dont l’ancien ministre de la Justice, Élisabeth Guigou), par des magistrats, des avocats et des responsable d’ONG et plus généralement par tous ceux attachés à la liberté d’expression et au rôle des acteurs de la société civile sur des sujets d’intérêt général. Juste avant de quitter ses fonctions, M. Michel Mercier a adopté la circulaire du 15 mai 2012 (CRIM-AP n°2012-0034-A 4), confirmant celle du 12 février 2010.
C’est en vertu de ces deux textes que des poursuites pénales ont été engagées sur tout le territoire contre plus d’une centaine de personnes, la plupart des militants associatifs pacifiques appelant à ne pas acheter des produits israéliens afin que l’Etat d’Israël respecte le droit international en Palestine. Ces circulaires retiennent une interprétation extensive du droit pénal qui impose la combinaison de deux textes sans lien et dont les objets sont totalement distincts, à savoir, d’une part, l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 qui réprime l’incitation à la discrimination contre les individus et, d’autre part, l’article 225-2 2° du code pénal qui réprime l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique. Le premier texte a été introduit par la loi n°72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, laquelle avait pour objet la transposition en droit interne de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 en vue de permettre la lutte contre toutes les formes de « discrimination entre les êtres humains pour des motifs fondés sur la race, la couleur ou l’origine ethnique ». Le second texte est issu de la loi n°77-574 du 7 juin 1977 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier adoptée en vue de protéger les entreprises françaises qui se heurtaient à un boycott de certains Etats membres de la Ligue arabe lesquels subordonnaient leurs contrats à une cessation de toute relation commerciale avec Israël.
L’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine relève que la France est le seul Etat de l’Union européenne à s’être lancé dans cette politique de poursuites pénales contre des militants associatifs appelant à une consommation responsable fondé sur le respect du droit international. En réalité, le code pénal français n’interdit nulle part l’appel au boycott, ce que la classe politique de notre pays a bien compris, lançant régulièrement des appels au boycott de sommets politiques, d’évènements culturels ou de manifestations sportives lorsqu’ils se tiennent dans des Etats qui violent le droit international des droits de l’homme. L’isolement de notre pays sur cette question est logique, tant ces poursuites heurtent la liberté d’expression et le droit de chaque citoyen à exprimer ses convictions et ses choix de consommation sur un sujet d’intérêt général. En outre, cette interprétation extensive des textes risque de rendre en définitive impossible la diffusion de certaines informations et le débat d’idées sur le conflit israélo-palestinien et in fine de rendre impossible toute avancée du droit international dans cette région du monde.
Il n’est dès lors pas étonnant que de nombreuses juridictions du fond, tenues de faire une interprétation stricte des textes de droit pénal, ont courageusement refusé de valider l’interprétation extensive proposée par les deux circulaires, soit en annulant les poursuites engagées (TGI Pontoise, 14 oct. 2010 n°0915305065 ; CA Paris, p. 2, ch. 7, n°11/05257, 28 mars 2012 ; TGI Perpignan, 14 aout 2013 n°1738/2013) soit en relaxant les prévenus (TGI Paris, 8 juil. 2011, n° 0918708077 ; TGI Mulhouse, 15 déc. 2011, n°3309/2011 et n°3310/2011 ; TGI Bobigny, 3 mai 2012, n° parquet 09-07782469 ; CA Paris, p. 2, ch. 7, n° 11/6623, 24 mai 2012).
L’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine a donc l’honneur de vous demander l’abrogation de ces deux circulaires. Je me permets de solliciter à nouveau un entretien auprès de vous, afin de vous exposer notre position et de jeter les bases de ce qui serait, à notre sens, une interprétation des textes plus respectueuse de la liberté d’expression. Ivar Ekeland Président de l’AURDIP Président d’Honneur de l’Université Paris-Dauphine, Ancien Président du Conseil Scientifique de l’École Normale Supérieure
Source: http://www.aurdip.org/Deuxieme-lettre-de-l-AURDIP-a.html