Lettre ouverte parue dans Le Monde du 26/01/11, adressée aux participants de la conférence prévue à l’ENS le 18 janvier 2011.
Cher Monsieur Hessel, chère Madame Shahid, chers participants,
Je suis désolée de ne pouvoir assister à cette importante conférence. Mais je tiens à exprimer mon admiration à Monsieur Hessel, et à tous les participants et à vous assurer que je suis de tout cœur avec vous. J’ai lu l’éditorial du président du CRIF se félicitant de l’interdiction de notre conférence et remerciant des philosophes et écrivains hypocrites et ignorants, qui pérorent sous les ors des salons parisiens et pensent briller en étalant leur prose « politiquement correcte » tout en ignorant de manière étonnante la vie réelle des gens dans les Territoires palestiniens occupés et le caractère dictatorial du gouvernement israélien actuel. L’ignorance et l’hypocrisie de ces gens n’est pas une négligence, mais un crime, car ils encouragent la tendance fasciste qui menace de nous noyer tous, en Israël, en Palestine et en France.
En 2010, trente lois racistes visant les citoyens palestiniens d’Israël ont été proposées en Israël et, pour la plupart, approuvées. Elles séparent des familles. Elles permettent de confisquer des maisons et des terres, de refuser les traitements médicaux nécessaires à des invalides, de détruire les maisons des Bédouins, de discriminer des écoles quand elles sont druzes ou palestiniennes, d’incarcérer des enfants.
Bien plus, la justice, qui devrait de protéger les gens contre cette terreur, obéit aux lois racistes d’un régime d’apartheid. Comme en Afrique du Sud autrefois, toutes les discriminations anti-palestiniennes en Israël sont légales : nul n’est jamais puni pour les crimes perpétrés contre ces « non-citoyens ».
En revanche, ce gouvernement où un Liebermann joue un rôle décisif considère comme un péché mortel la résistance non-violente à l’occupation, qui se développe dans les sociétés palestinienne et israélienne contre les crimes et la répression découlant de l’occupation.
Ces derniers temps, la police et l’armée israéliennes arrêtent des militants des droits humains lorsqu’ils sont juifs, comme Yonathan Polack, et les tuent s’ils sont palestiniens, tels Bassem Abu-Rahma et sa sœur, Jawahr. Les organisations droits-de-l’hommistes en question sont désormais soumises à des enquêtes brutales et humiliantes par… les criminels contre l’Humanité qui nous gouvernent. De surcroît, la pauvreté touche plus l’Israélien que jamais, et ses principales victimes sont les citoyens arabes.
Et le monde se tait… Et le CRIF soutient. Cet appui au gouvernement le plus extrémiste de l’histoire d’Israël, engendré par une peur irrationnelle à l’égard de tous les goyim (non-juifs) et aussi par la crainte réflexe de toute critique, nous met tous en danger : c’est la cause principale de la montée de l’antisémitisme en Europe. Ce sont ces Juifs-là, ces philosophes et écrivains ignorants et hypocrites qui alimentent la haine qui s’affirme contre les autres Juifs. D’autant qu’ils combattent la liberté de pensée en France et ailleurs, et prétendent interdire toute critique contre la politique criminelle et raciste d’Israël. Ainsi la fascisation nous menace vous et nous, ici et là-bas. Les Juifs français devraient comprendre que soutenir un régime fasciste et cruel n’est ni juif ni humain et se rappeler la leçon de Hillel : « Aimez votre prochain comme vous-mêmes, voilà à quoi se résume toute la Torah. » Ici, à Jérusalem, notre prochain, c’est le Palestinien. La moitié de la population dominée par Israël est palestinienne.
C’est pourquoi soutenir Israël, c’est soutenir les citoyens d’Israël, juifs comme arabes. Soutenir Israël signifie soutenir des personnes comme Haneen Zoabi, qui lutte avec un courage et une ténacité admirables pour une vraie démocratie.
Lutter pour un Etat d’Israël démocratique, c’est inséparablement lutter pour une Palestine libre, C’est aussi militer pour les droits des « non-citoyens » d’Israël, c’est-à-dire les Palestiniens des Territoires occupés, traités comme des esclaves, concentrés et incarcérés dans des camps énormes au sein même de leur propre pays, privés de tous les droits humains et civils. Soutenir Israël, cela veut dire libérer Israël de son régime criminel, des accords illégaux, des colonies de larrons, boycotter leurs marchandises – produits de terres volées, de l’eau volée, et changer Israël en un pays où chacun peut vivre dans la dignité. Tels sont les principes de sa Déclaration d’Indépendance d’Israël que les juifs du CRIF ont oublié – à moins qu’ils ne l’aient jamais lue ? Moi, mon grand-père a signé cette Déclaration, et je ne peux donc pas l’oublier.
J’espère que ce message arrivera aux oreilles de ces Juifs français que rend sourds la propagande du régime raciste d’Israël, des oreilles bouchées par le terrorisme intellectuel du CRIF.
Nurit Peled-Elhanan, mère israelienne d’une victime d’attentat, professeur à l’université hébraique de Jérusalem, prix Sakharov du Parlement européen.