Dans moins d’un mois va débuter la plus importante compétition de football au niveau continental, le Championnat d’Europe des Nations 2012 de l’UEFA (Euro 2012) dont la quatorzième édition a lieu cette année en Pologne et en Ukraine. Si Varsovie accueillera le match d’ouverture le 8 juin, tous les yeux d’Europe voire du monde seront rivés le 1er juillet vers Kiev pour la finale qui couronnera la meilleure équipe du tournoi.
Indignation sélective
A l’heure où les championnats nationaux se terminent et que tout semble prêt pour laisser place à l’événement sportif de l’année derrière les Jeux Olympiques d’été de Londres, une polémique se fait actuellement entendre au sein du Vieux Continent : celle d’un éventuel boycott politique de la compétition.
En effet, les responsables politiques se posent actuellement la question quant à leur présence ou non aux matchs se déroulant en Ukraine, pour dénoncer ce que subit depuis plusieurs mois l’ex-première ministre Ioulia Timochenko. Condamnée en octobre 2011 à sept ans de prison pour abus de pouvoir, l’icône de la Révolution Orange de 2004 est également accusée de détournement de fonds et d’évasion fiscale. L’Union Européenne voit un motif politique dans cette condamnation et ces accusations compte tenu de sa forte rivalité avec le président actuel Ianoukovitch. L’UE fait ouvertement pression pour exiger la libération de cette principale opposante au pouvoir actuel, pression qui s’est accrue par ailleurs depuis qu’elle s’est mise en grève de la faim du 20 avril au 8 mai 2012 pour dénoncer les violations qu’elle subit en prison.
Même si aucune personnalité française ne s’est exprimée pour le moment sur le sujet du fait du contexte électoral actuel, le débat divise profondément la classe politique européenne. Si certains ont ouvertement affirmé leur non-participation catégorique à l’événement, d’aucuns hésitent à prendre clairement position. Parmi les arguments cités par les plus indécis sont évoqués la mauvaise réputation injuste qui pourrait toucher la Pologne, pays co-organisateur de la compétition, ou bien l’existence d’instruments beaucoup plus efficaces et pertinents que le boycott, tels que la suspension d’accords, notamment ceux de type commerciaux, supposant implicitement que politique et sport ne devraient pas se mélanger. [1]
Boycott politique de l’Euro 2012 ou sanctions à l’égard du régime ukrainien, tous s’indignent d’une manière ou d’une autre en ce qui concerne le sort de Timochenko. Ces mêmes personnalités politiques restent étonnamment silencieuses par rapport à une autre situation relativement similaire :
En 2013 est prévu le déroulement de la même compétition européenne, réservée celle-ci aux espoirs du ballon rond – les joueurs de moins de 21 ans – en Israël, dont les prisons ont récemment été ébranlées par un mouvement massif de désobéissance non-violente lancé le 17 avril ; des milliers de prisonniers palestiniens se sont mis en grève de la faim durant près d’un mois afin d’obtenir leurs droits humains les plus élémentaires longtemps déniés par les autorités israéliennes : visites des proches, accès à l’information, à l’éducation, amélioration des soins médicaux. La mise à terme des pratiques cruelles que sont la détention administrative et l’isolement carcéral qui violent de façon flagrante le droit international faisaient également partie des revendications principales.
Aucune déclaration ni menace de boycott ne se sont faites entendre alors que la phase finale aura lieu dans tout juste un an. Classique deux poids-deux mesures dès lors qu’il s’agit du sort de Palestiniens.
Et si Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo étaient des prisonniers palestiniens ?
Mahmoud Sarsak
De plus, contrairement à ce qui se passe en Ukraine, l’aspect sportif et même footballistique était foncièrement présent dans ce mouvement généralisé de grève de la faim dans la mesure où parmi ces prisonniers se trouvait une vedette du football palestinien, membre de la sélection nationale, Mahmoud Sarsak. Après 4 semaines de privation de toute forme de nourriture et de liquide – sauf l’eau – le jeune homme de 25 ans est tombé gravement malade et a été hospitalisé.
Vivant dans le camp de réfugiés de Rafah au sud de la Bande de Gaza, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre l’Equipe de Palestine de football en Cisjordanie , via le checkpoint d’Erez, Mahmoud est arrêté par les soldats de l’occupation en juillet 2009. Malgré l’autorisation officielle qui lui a été fournie par l’Autorité Palestinienne, les soldats estiment qu’il représente une menace pour Israël, l’enferme en prison et est toujours incarcéré depuis maintenant 3 ans en vertu de la loi dite des « combattants illégitimes ». Et selon le principe de la détention administrative, qui permet à l’occupant israélien d’arrêter tout Palestinien sans aucune inculpation officielle, ni présentation devant quelconque organe judiciaire, ni raison fournie aux proches. Une véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête des nationalistes et militants des droits humains. [2]
Arrêtons-nous un instant et imaginons l’une des stars du football en Europe, Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo arrêtés sans raison légitime, depuis trois ans, entamant une grève de la faim pour faire valoir ses droits les plus fondamentaux. Comment aurait réagi le monde face à cela ? Probablement que l’affaire ferait la une de tous les journaux, que tous les supporters y compris ceux de leur club adversaire porteraient des T-shirts ou des badges de soutien, probablement que les puissantes organisations sportives telles que la FIFA ou l’UEFA feraient pression sur le gouvernement responsable de cette injustice pour libérer la star du ballon rond. Mais les Palestiniens, eux, sont condamnés à sacrifier leur vie pour s’attirer l’attention du monde. [3]
Bien que que les revendications de Mahmoud s’inscrivent dans celles défendues par le mouvement général de grève de la faim, il a, en réalité, commencé sa lutte un mois avant, le 19 mars 2012, suite aux grèves de ses compatriotes successifs Khader Adnan, Hana Shalabi, Thaer Halahleh et Bilal Diab. Il a aussi rejeté l’accord trouvé le 14 mai entre les autorités pénitentiaires israéliennes et les représentants des prisonniers. Et donc à l’heure où l’on publie ce texte, Mahmoud entame son 64ème sans nourriture.
Quant aux mesures gagnées par l’accord du 14 mai, l’association de défense des prisonniers Addameer, par un communiqué, se dit « préoccupée par le fait que cet accord ne soit pas très explicite en ce qui concerne la détention administrative, qui est une violation du droit international et qui devrait être purement et simplement supprimée. Elle souligne par ailleurs qu’Israël, à de nombreuses autres occasions, n’a pas respecté ses engagements, et repris d’une main ce qui avait été donné de l’autre. » [4]
Comme nous le rappelle Ameer Makhoul, la bataille des prisonniers est « un combat contre le projet colonialiste dans son ensemble et pas seulement contre l’un de ses outils. » [5] Elle ne doit pas nous faire oublier que la colonisation emprisonne la population palestinienne sous d’autres formes illégales, qui ont un impact majeur sur le sport palestinien: les checkpoints et contrôles réguliers qui rendent très difficiles les rencontres sportives entre équipes des villes du Nord et Sud de la Cisjordanie (pourtant de taille comparable à celle d’un département français) tandis que le blocus imposé dans la bande de Gaza interdit tout développement des infrastructures et comme dans le cas de Mahmoud, toutes sorties des talentueux sportifs gazaouis pour aller représenter leur nation à l’étranger. [6]
Pour un boycott sportif de l’Euro 2013
Toute personne de bonne conscience favorable à un boycott politique de l’Euro 2012, afin de délégitimer le régime ukrainien pour son acharnement sur Mme Timochenko, devrait donc de facto encourager un boycott sportif de l’Euro 2013 contre Israël, pays qui viole impunément le droit international et les résolutions de l’ONU depuis plus de soixante ans.
Si le courage de Mahmoud Sarsak et celui des prisonniers nous ont fait prendre conscience de l’impérativité d’inclure leur lutte dans la campagne BDS internationale, [7] il est également crucial d’agir en faveur du boycott de la prochaine édition de ce championnat d’Europe des moins de 21 ans, comme l’ont annoncé un groupe international de footballeurs militants the Football Beyond Borders (Football au-delà des frontières – FBB – une organisation internationale dirigée par des étudiants). [8]
Il s’agit certes d’une compétition de moindre envergure que celle des équipes nationales principales mais elle représente une porte ouverte pour Israël vers l’organisation d’un tournoi majeur du type Coupe du Monde dans un futur proche, synonyme de normalisation définitive des relations avec le régime sioniste, à l’échelle mondiale.
Comme systématiquement dans la stratégie générale de BDS, appuyons-nous sur les récentes conclusions du Tribunal Russell sur la Palestine, réuni en novembre 2011 lors de sa 3ème session au Cap, qui démontrent que le régime discriminatoire israélien vis-à-vis de la population palestinienne dans son ensemble mérite la qualification d’apartheid, et ce de façon comparable, non pas dans la forme mais dans le fond, au régime sud-africain des années 1948 à 1994, pour rendre inévitable la question du boycott de l’événement. [9]
Dans les années 1980, l’ensemble de la communauté internationale rejetait la politique d’apartheid et le boycott sportif faisait consensus. Il suffit de relire l’allocution du Directeur Général de l’UNESCO à la Conférence internationale sur le boycottage de l’Afrique du Sud dans les sports pour s’en convaincre. Dans ce discours il rappelait la Résolution adoptée par la comité intergouvernemental pour l’Education Physique et le Sport.
Celle-ci invitait « les Etats et toutes les organisations intergouvernementales et non gouvernementales à entreprendre tous les efforts pour veiller au respect du principe olympique de non-discrimination, des principes condamnant l’apartheid formulés par l’ONU, et à ces fins, à prendre toutes les mesures de nature à décourager la participation de leurs ressortissants aux épreuves sportives organisées dans les pays pratiquant une politique d’apartheid, et aux rencontres sportives avec des personnes ou des équipes représentant ces pays. »
Et concluait : « Il s’agit ainsi de boycotter, non le sport mais le racisme. Précisément pour rendre au sport toute la noblesse de sa vocation. C’est pour œuvrer dans un tel sens que se tient votre Conférence. Et c’est pourquoi, au nom de nos espoirs communs, je vous souhaite le plus franc des succès. » [10]
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[1] « Ukraine: l’Europe hésite sur un boycott politique de l’Euro-2012 de foot » http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20120514.AFP6138/ukraine-l-europe-hesite-sur-un-boycott-politique-de-l-euro-2012-de-foot.html
[2] Al Haq Human Rights
http://www.youtube.com/watch?v=BF_492Mlazk&feature=youtu.be
[3] « What If Kobe Bryant Were an Imprisoned Palestinian Soccer Player? »
http://www.thenation.com/blog/167827/what-if-kobe-bryant-was-imprisoned-palestinian-soccer-player
[4] « Une avancée pour le mouvement des prisonniers : la grève de la faim de masse des prisonniers palestiniens se termine après la signature d’un accord »
http://www.ism-france.org/communiques/Une-avancee-pour-le-mouvement-des-prisonniers-la-greve-de-la-faim-de-masse-des-prisonniers-palestiniens-se-termine-apres-la-signature-d-un-accord-article-16985
[5] Ameer Makhoul : « Pour quoi se battent les prisonniers politiques palestiniens »
http://www.ism-france.org/analyses/Pour-quoi-luttent-les-prisonniers-palestiniens-article-16793
[6] A voir aussi le témoignage du footballeur franco-palestinien, Mohamed-Ali Abou Shatrit, membre de la sélection nationale palestinienne
http://www.youtube.com/watch?v=NT453OetVhA
[7] JL Moraguès : « La dimension stratégique de la bataille des prisonniers politiques Palestiniens et les tâches du mouvement de solidarité internationaliste »
http://www.protection-palestine.org/spip.php?article11747
[8] Un groupe de footballeurs militants solidaire avec le footballeur palestinien emprisonné et avec tous les grévistes de la faim http://www.pourlapalestine.be/index.php?option=com_content&view=article&id=1316:un-groupe-de-footballeurs-militants-solidaire-avec-le-footballeur-palestinien-emprisonne-et-avec-tous-les-grevistes-de-la-faim&catid=1:latest-news
[9] Résumé des conclusions de la 3ème session du Tribunal Russell sur la Palestine
http://www.russelltribunalonpalestine.com/en/wp-content/uploads/2012/01/TRP-Concl.-CapeTown-FRpdf.pdf
[10] Allocution de Amadou Mahtar M’Bow, Directeur Général de l’UNESCO, à la Conférence internationale sur le boycottage de l’Afrique du Sud dans les sports http://unesdoc.unesco.org/images/0006/000642/064231FB.pdf