La campagne BDS
Face à la campagne de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) contre l’Etat d’Israël, pour le forcer à respecter le droit international et les droits humains des Palestiniens, même les défenseurs d’Israël en sont réduits à demander : « Pourquoi ne boycotter que Israël et pas aussi les autres pays qui ne respectent pas non plus le droit international ? ». Au-delà de l’argument d’efficacité, la justification principale de cette stratégie (car le BDS est avant tout une stratégie) est qu’elle répond à un appel à la solidarité qui nous vient des Palestiniens eux-mêmes, depuis 2005[1]. Ce sont eux qui, aujourd’hui, nous demandent de mettre en œuvre cette campagne, et qui en définissent les contours.
Si BDS recueille un soutien populaire grandissant, c’est que l’opinion publique a fini par se lasser du « processus de paix » promis par nos dirigeants et jamais mis en place. Face à l’impuissance, si ce n’est à la collaboration active des gouvernements occidentaux dans la colonisation de la Palestine, la Campagne BDS[2] est une initiative non-violente dont peuvent s’emparer toutes les personnes solidaires du peuple palestinien, chacune à sa façon, en tant que militants politiques, consommateurs, professeurs, artistes, sportifs ou autres. La popularité de cette approche résulte également de sa résonance avec le boycott contre l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1980. Le succès historique de cette campagne est une source d’inspiration pour les Palestiniens qui espèrent voir une solidarité similaire se mettre en place dans le monde entier.
Critiques du boycott culturel
Certains voudraient voir la campagne BDS se limiter aux biens de consommation, et en exclure l’art et la culture. Examinons les arguments en faveur d’une telle position, qui sont souvent les mêmes dans les domaines culturels et universitaires. Ils relèvent de quelques préjugés pourtant régulièrement démentis par des faits aisément vérifiables : le premier d’entre eux est que ce type de boycott va nous couper des artistes et des universitaires israéliens, pourtant les plus progressistes de leur société. L’appel au boycott, tel que défini par les Palestiniens, ne concerne que les institutions de l’Etat israélien, pas les individus. La campagne BDS n’empêche donc pas les rencontres avec des artistes israéliens, en particulier s’ils sont progressistes, pour faire avancer nos causes communes. Néanmoins, contrairement aux idées reçues, ces artistes, universitaires et intellectuels israéliens progressistes sont peu nombreux et ostracisés par leurs collègues qui, dans leur écrasante majorité, font corps avec les politiques d’occupation, de colonisation et de discrimination de leur gouvernement. D’aucuns pourraient donc, au contraire, attendre des intellectuels, comme lors de la lutte contre l’apartheid sud-africain, d’être à l’avant-garde de la prise de conscience humaine et politique de la détresse palestinienne. Dans ce cas, la campagne de pression internationale devrait porter en premier lieu sur les artistes et universitaires israéliens, plutôt que de les laisser dans leurs tours d’ivoire.
Un autre préjugé, qui dépasse le cadre moyen-oriental, affirme qu’on ne peut pas mélanger l’Art et la politique. Vraiment ? Les artistes israéliens ne sont-ils pas également des citoyens israéliens ? Leur art n’est-il pas influencé par la situation géopolitique et humaine dans laquelle ils se trouvent ? Et si ce n’est pas le cas, n’est-ce pas un luxe que la colonisation leur procure, mais qui est interdit aux artistes palestiniens ? Si l’on ne peut pas mélanger l’art et la politique alors pourquoi les artistes palestiniens sont-ils discriminés, en tant que Palestiniens, mais aussi en tant qu’artistes, avec moins d’accès aux ressources financières pour créer et diffuser leurs œuvres ? La culture est tellement politique que des artistes et intellectuels tels que Ghassan Kanafani ou Naji Al Ali furent assassinés par les services secrets israéliens, et que Annemarie Jacir, Cat Stevens ou Noam Chomsky se sont vus refuser le droit d’entrer en Israël.
La culture comme arme de guerre
L’art est tellement politique que l’Etat d’Israël l’utilise de plus en plus pour tenter de redorer son blason terni par le sang des 1400 Gazaouis massacrés en 2009 ou des 9 Turcs assassinés en 2010. Il finance profusion de festivals de littérature israélienne, d’évènements autour de l’anniversaire de Tel-Aviv, de tournées de troupes nationales de danse, etc. Cette campagne de marketing consiste à jeter de la poudre culturelle aux yeux du grand public, pour se donner une image positive, cultivée, moderne, « normale » en quelque sorte… Mais si Israël veut être traité comme un Etat « normal », il doit renoncer à l’impunité dont il bénéficie aujourd’hui. Tant que ce ne sera pas le cas, il sera montré du doigt, et aucun festival n’y changera quoi que ce soit.
Mise en œuvre du boycott culturel
L’appel palestinien définit très bien le cadre dans lequel le boycott culturel contre l’Etat israélien doit être mis en œuvre. Puisqu’il s’agit d’un boycott institutionnel, les Palestiniens ne nous demandent pas de boycotter des individus ou des groupes d’artistes en raison de leur nationalité israélienne. C’est donc, pour le moment, un boycott “doux”, contrairement au boycott de l’Afrique du Sud qui s’étendait également aux artistes, à titre individuel. En second lieu, le boycott ne s’applique aux évènements culturels en dehors d’Israël que s’ils sont financés ou soutenus par une agence gouvernementale israélienne (ministère, ambassade, consulat…), ou explicitement sioniste (le Fond National Juif, ou KKL, par exemple).
Les artistes
A titre individuel, un artiste peut simplement refuser de se produire en Israël, mais c’est à titre collectif que le boycott prend tout son sens politique : lorsque cette décision est rendue publique et qu’elle s’accompagne d’autres initiatives semblables. Depuis les bombardements sur Gaza, ce mouvement prend une ampleur considérable et il n’est pas une semaine sans qu’on apprenne qu’un artiste de premier plan annule un voyage prévu en Israël, profitant parfois de l’occasion pour écrire de véritables pamphlets dénonçant les conditions dans lesquelles vivent les Palestiniens. Rien que pour l’année 2010, les acteurs Meg Ryan et Dustin Hoffman, le metteur en scène Mike Leigh[3], les écrivains Henning Mankell, Iain Banks[4] et Alice Walker[5], les musiciens Carlos Santana, Devendra Banhart[6], Tommy Sands, Elvis Costello[7], Gil Scott-Heron, Annie Lennox[8] et les groupes The Klaxons, Gorillaz, The Pixies, Leftfield, Faithless[9], Tindersticks et Massive Attack[10] ont renoncé à se rendre en Israël !
Plus de 500 artistes montréalais[11] réunis dans la première des organisations « Artists Against Apartheid », plus de 150 artistes irlandais[12] et une centaine d’intellectuels norvégiens[13] se sont également engagés par écrit à boycotter Israël. Ils rejoignent ainsi des cinéastes (Ken Loach, Jean-Luc Godard…), des musiciens (Roger Waters, Brian Eno, Gilles Vigneault, Lhasa…), ou des écrivains de tous les pays (l’Uruguayen Eduardo Galeano, l’Indienne Arundhati Roy, le Sud-africain Andre Brink, la Canadienne Naomi Klein, le Brésilien Augusto Boal, l’Italien Vincenzo Consolo, l’Anglais John Berger, les Américaines Adrienne Rich, Sarah Schulman ou Judith Butler…).
Les citoyens
Pour ce qui est des évènements qui se déroulent en Israël, les militants ou les citoyens peuvent tenter de convaincre les artistes ressortissants de leurs pays de ne pas y participer et, si possible, de rendre leur décision publique. Dans le cas de Leonard Cohen, les nombreux courriers envoyés n’avaient pas réussi à lui faire annuler sa tournée en Israël en 2009, mais elles ont convaincu Amnesty International qui avait, au départ, prévu de s’associer à ces concerts, de se retirer de cette farce pseudo humanitaire et indirectement pro-gouvernementale[14].
Pour ce qui est des évènements qui se déroulent dans le reste du monde, le boycott doit s’attaquer à la stratégie israélienne de tentative d’amélioration de son image de marque internationale (le « rebranding »). Un festival de cinéma fera-t-il oublier les massacres et le blocus de Gaza ? Une exposition de peinture blanchira-t-elle l’assaut meurtrier de la Flottille de la Liberté ? La décision de participer ou de ne pas participer à ces manifestations culturelles revêt désormais un sens politique, car elle est identifiée comme un soutien ou comme une dénonciation de l’Etat d’Israël et de sa politique d’oppression. A titre individuel, le spectateur responsable refusera donc d’y collaborer ! A titre collectif, le citoyen responsable tentera d’élargir le soutien à la campagne de boycott, en revendiquant sa position, voire en la publiant. Le but de la campagne BDS n’est-il pas aussi de reprendre la parole dans les médias ? De parler de la Palestine et, qui plus est, d’en parler avec nos termes ?
Boycott de l’intérieur [15]
Si certains en France pensent que le boycott devrait se limiter aux produits de consommation et ne pas s’étendre à l’art, à l’éducation et à la culture, en Israël, paradoxalement, c’est le contraire qui se produit. Alors que seul un petit groupe d’Israéliens est convaincu par le boycott économique, une coalition beaucoup plus large, de 150 personnalités, universitaires, écrivains, artistes et acteurs israéliens a signé l’été dernier une pétition appelant à boycotter les manifestations culturelles et universitaires dans les colonies des territoires occupés depuis 1967[16]. Aux côtés d’intellectuels connus pour leur engagement contre l’occupation, tels Niv Gordon, Gideon Levy ou Shlomo Sand, on trouve des personnalités généralement plus discrètes comme l’historien Zeev Sternhell ou les célèbres écrivains David Grossman, A.B. Yehoshua et Amos Oz. Tandis qu’ils étaient sévèrement critiqués par le gouvernement israélien, ces personnalités israéliennes ont reçu une lettre de soutien de 150 autres artistes[17], principalement américains et anglais, dont Vanessa Redgrave, Cynthia Nixon ou Tony Kushner. Au-delà de ce coup d’éclat récent, les Palestiniens en appellent aux artistes israéliens progressistes de ne pas participer à des évènements culturels, festivals ou expositions financés par le gouvernement israélien. Certains, tel le cinéaste Eyal Sivan, le musicien Gilad Atzmon, l’éditrice Yaël Lerer ou l’écrivain Aharon Shabtai, se conforment à cet engagement moral.
Si nous dénonçons les discriminations que subissent les Palestiniens et, singulièrement, les artistes palestiniens, notre rôle est aussi de lutter contre cette discrimination. Car la politique israélienne, au-delà d’un simple favoritisme budgétaire, tente d’éteindre la résistance palestinienne en niant sa culture. Dans un contexte d’occupation coloniale, l’art palestinien contemporain est éminemment influencé par la situation politique. L’art palestinien est politique, et comment pourrait-il en être autrement ? La poésie de Mahmoud Darwish est politique, les écrits d’Edward Saïd ou de Ghassan Kanafani sont politiques, l’art plastique d’Emily Jacir est politique, les films de Michel Khleifi sont politiques, etc. A travers l’art de ces femmes et de ces hommes, ce sont l’histoire, la vie, les revendications et les souffrances des Palestiniens qu’on apprend à mieux connaître. A travers la musique « classique » de Rim Banna, du Trio Joubran ou de Kamilya Jubran, autant qu’à travers le rap de DAM, Ramallah Underground ou Shadia Mansour, c’est une culture vivante qui s’exprime et qui tente de nous transmettre une vérité qu’on ne lit pas dans les journaux. Au-delà du boycott des institutions culturelles israéliennes, il est donc également important d’écouter ce que les artistes palestiniens ont à nous dire…
Conclusion
Rappelons que le droit international exige de l’Etat israélien qu’il mette fin à l’occupation des terres arabes et au blocus de Gaza, qu’il démantèle le Mur de séparation, qu’il cesse toute discrimination basée sur l’origine ethnique ou religieuse et qu’il respecte le droit au retour des réfugiés palestiniens dans leurs villages.
On aurait souhaité que « les deux parties » négocient une paix juste, mais l’histoire démontre que le dominant ne cède jamais de bon cœur aux exigences, même légitimes, du dominé. Pour que le colonisateur cesse de coloniser, il faut que le prix que lui coûte la colonisation soit plus élevé que celui qu’elle lui rapporte. Ce « prix » aujourd’hui ne se mesure pas en vies humaines, ni même en monnaie sonnante et trébuchante. Le prix que nous tentons de faire payer à l’Etat d’Israël est celui de sa réputation, en le montrant du doigt. La pression exercée par le boycott en général, et le boycott culturel en particulier, ne vise pas à ruiner les Israéliens, ni même à les priver de tout accès à la culture, elle ne vise qu’à rétablir la justice. La campagne BDS cessera lorsqu’Israël respectera, au minimum, les résolutions de l’ONU et de la Cour Internationale de Justice.
Les artistes ont joué un rôle clé pour isoler le régime d’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1980, alors même que les gouvernements occidentaux poursuivaient leurs relations diplomatiques et économiques, dans une complicité criminelle. Aujourd’hui encore, il est trop tôt pour attendre de nos gouvernements de mettre Israël au ban des nations, ou même au banc des accusés ! Mais les artistes peuvent et doivent montrer la voie, suivis par les citoyens que nous sommes tous, pour qu’enfin cesse l’oppression du peuple palestinien.
Dror
[1] Appel des Palestiniens au BDS contre Israël : http://bdsmovement.net/?q=node/52#French
[2] Relais français de la campagne BDS internationale : http://www.bdsfrance.org/
[3] Déclaration de Mike Leigh :
http://artsbeat.blogs.nytimes.com/2010/10/18/war-of-words-after-mike-leigh-cancels-israeli-trip/?ref=movies
[4] Déclaration de Iain Banks :
http://www.guardian.co.uk/world/2010/jun/03/boycott-israel-iain-banks
[5] Déclaration de Alice Walker : http://electronicintifada.net/v2/article11319.shtml
[6] Déclarations de Devendra Banhart et de Tommy Sands :
http://english.pnn.ps/index.php?option=com_content&task=view&id=8365&Itemid=56
[7] Déclaration d’Elvis Costello :
http://www.elviscostello.com/news/it-is-after-considerable-contemplation/44
[8] Déclaration d’Annie Lennox :
http://www.haaretz.com/culture/annie-lennox-i-have-no-interest-in-going-to-israel-1.318380?localLinksEnabled=false
[9] Déclaration de Maxi Jazz, de Faithless : http://www.maxijazz.co.uk/Welcome.htm
[10] Déclaration de Robert Del Naja, de Massive Attack :
http://www.newstatesman.com/music/2010/09/israel-interview-boycott-naja
[11] 500 artistes montréalais contre l’apartheid israélien : http://www.tadamon.ca/post/5824
[12] 150 artistes irlandais s’engagent à boycotter Israël : http://www.ipsc.ie/pledge/
[13] 100 intellectuels norvégiens : http://akulbi.net/
[14] Déclaration d’Amnesty International à propos de la tournée de Leonard Cohen :
http://www.france-palestine.org/article12450.html
[15] Relais israélien de la campagne de boycott : http://boycottisrael.info/
[16] 150 artistes israéliens boycottent les colonies israéliennes :
http://www.haaretz.com/print-edition/news/150-academics-artists-back-actors-boycott-of-settlement-arts-center-1.311149
[17] 150 artistes américains et anglais soutiennent les 150 artistes israéliens :
http://jvp.org/campaigns/making-history-support-israeli-artists-who-say-no-normalizing-settlements-4