Née en 1944 en Alabama, Angela Davis est devenue – sans vraiment le vouloir, confia-t-elle dans ses mémoires – l’une des principales figures du Mouvement des droits civiques américains. Opposante à la guerre du Vietnam, membre du Parti communiste, marxiste, féministe et proche du philosophe Herbert Marcuse, Davis fut inculpée en 1971 – l’État de Californie l’accusant d’avoir pris part à une sanglante prise d’otages – puis acquittée un an plus tard. En tant que citoyenne, auteure et professeure, elle milita depuis contre le système carcéral, le port d’armes, la peine de mort, la discrimination à l’endroit des homosexuels, la guerre d’Irak et l’occupation de la Palestine. Entretien.
Vous évoquez souvent la puissance du collectif et l’importance de ne pas mettre en avant les individualités, mais le mouvement dans son ensemble. Comment est-ce possible, dans notre société qui promeut et sacralise l’individu-roi ? Et que pensez-vous, d’ailleurs, de l’idolâtrie dont Nelson Mandela fut l’objet dans les médias de masse après sa mort ?
Depuis l’essor du capitalisme global et des idéologies associées au néolibéralisme, il est devenu particulièrement important d’identifier les dangers de l’individualisme. Les luttes progressistes (contre le racisme, la répression, la pauvreté, etc.) sont vouées à l’échec si elles ne s’accompagnent pas du développement d’une conscience certaine de la promotion insidieuse de l’individualisme capitaliste. Alors même que Nelson Mandela a toujours insisté sur le fait que ce qu’il avait accompli était le fruit d’un effort collectif, mené avec tous les camarades qui ont lutté à ses côtés, les médias n’ont eu de cesse de l’ériger personnellement au rang de héros. Un processus similaire a tout fait pour dissocier Martin Luther King Jr. du grand nombre de femmes et d’hommes qui constituait le cœur du mouvement pour la liberté au milieu du XXesiècle. Il est essentiel de récuser et de résister à cette description de l’Histoire comme le succès de quelques héros, afin que chacun, aujourd’hui, puisse reconnaître son potentiel et le rôle qu’il peut jouer dans les combats toujours plus nombreux qui sont menés.
Que reste-t-il aujourd’hui du mouvement Black Power ? « Il est essentiel de récuser et de résister à cette description de l’Histoire comme le succès de quelques héros. »
Pour moi, le mouvement Black Power, ou ce que nous appelions à l’époque le Mouvement noir de libération, a été un moment précis de l’évolution de notre quête pour la liberté des Noirs. C’était, à de nombreux égards, une réponse à ce que nous percevions comme les limites du Mouvement des droits civiques : nous ne devions pas réclamer uniquement des droits légaux dans la société existante, mais aussi revendiquer des droits fondamentaux (logement, emploi, soins de santé, éducation, etc.) et remettre en question la structure même de la société. Toutes les demandes de ce genre (visant également l’enfermement sur bases racistes, la violence policière et l’exploitation capitaliste) étaient résumées dans le programme en dix points du parti Black Panther. Même si des personnes noires ont conquis des positions hiérarchiques au niveau économique, social et politique (l’exemple le plus flagrant étant l’élection de Barack Obama en 2008), le racisme dont la grande majorité de la population noire est victime au niveau économique, carcéral et dans le système éducatif est bien plus important aujourd’hui qu’avant le mouvement des droits civiques. Les revendications du programme des Black Panther sont aussi pertinentes à l’heure actuelle, si ce n’est plus, que dans les années 1960 lorsqu’elles ont été formulées pour la première fois.
L’élection de Barack Obama a été très largement célébrée comme une victoire contre le racisme. N’était-ce pas là un écran de fumée qui a, pendant longtemps, paralysé la gauche et les Afro-Américains engagés dans la lutte pour l’émancipation ?
Les significations qui ont été données à l’élection d’Obama sont, pour la plupart, totalement fallacieuses. Tout particulièrement celles qui font de l’accession d’un homme noir à la présidence des États-Unis le symbole de la victoire sur le racisme. Je pense, cependant, que cette élection était importante en elle-même, étant donné que la plupart des gens – dont la majorité de la population noire – ne pensait pas possible, au départ, qu’une personne noire puisse un jour être élue à la tête de l’État. La jeunesse a vraiment créé un mouvement – qu’on pourrait même appeler un cybermouvement – qui a rendu l’impossible possible. Le problème est qu’ils n’ont pas alimenté cette puissance collective pour continuer à faire pression sur Obama et le pousser à prendre des mesures plus progressistes (contre l’incursion militaire en Afghanistan, pour le démantèlement de Guantanamo, vers la mise en place d’un meilleur régime d’assurance santé). Même si nous sommes critiques envers Obama, je pense qu’il est important de préciser que cela n’aurait pas été mieux avec Romney à la Maison Blanche. Ce n’est pas le bon président qui nous a fait défaut ces cinq dernières années, mais des mouvements populaires bien organisés.
© Library of Congress
Comment définiriez-vous le « féminisme noir » ? Quel rôle pourrait-il jouer dans les sociétés contemporaines ?
Le féminisme noir a émergé comme tentative théorique et pratique de démontrer que la race, le genre et la classe sont inséparables dans le monde social que nous constituons. Au moment de son apparition, il était régulièrement demandé aux femmes noires ce qui était le plus important à leurs yeux : le mouvement noir ou le mouvement des femmes. Nous répondions alors que ce n’était pas la bonne question. Ce qu’il fallait se demander était comment comprendre les points de jonction et les connexions entre les deux mouvements. Nous cherchons toujours aujourd’hui à comprendre la manière dont la race, la classe, le genre, la sexualité, la Nation et le pouvoir sont inextricablement liés, mais aussi le moyen de dépasser ces catégories pour comprendre les interactions entre des idées et des processus en apparence sans liens, indépendants. Mettre en avant les connexions entre les luttes contre le racisme aux États-Unis et celles contre la répression des Palestiniens par Israël est, dans ce sens, un procédé féministe.
Que pensez-vous de l’idée qui consiste à se désengager totalement du système des partis politiques et de rompre avec la démocratie dite « représentative » ? « Nous cherchons aujourd’hui à comprendre la manière dont la race, la classe, le genre, la sexualité, la nation et le pouvoir sont inextricablement liés. »
Je ne pense évidemment pas que les partis politiques existants puissent être nos principaux chevaux de bataille, mais je pense que nous pouvons utiliser l’arène électorale comme un terrain sur lequel nous organiser. Aux États-Unis, nous avons besoin, depuis longtemps, d’un parti politique indépendant, un parti des travailleurs, antiraciste et féministe. C’est sur cette base d’activisme que nous allons pouvoir construire de nouveaux mouvements radicaux.
Pourquoi demander aux populations arabes de se révolter alors que nous ne faisons rien, chez nous, pour changer nos propres institutions ?
En effet, peut-être devrions-nous inverser la demande : je pense qu’il est tout a fait justifié que les populations du monde arabe nous demande d’empêcher nos gouvernements de mettre en place et de soutenir des régimes répressifs, et tout particulièrement Israël. La soi-disante « Guerre contre la terreur » a fait d’inestimables dégâts dans le monde, parmi lesquels l’intensification du racisme anti-musulman aux États-Unis, en Europe et en Australie. Et nous, progressistes du « Nord global », n’avons certainement pas reconnu et assumé nos responsabilités dans la perpétuation des attaques idéologiques et militaires contre les populations du monde arabe.
Vous étiez dernièrement à Londres pour donner une conférence sur la Palestine, G4S [une entreprise britannique de services de sécurité] et le complexe industrialo-pénitentiaire : quelles sont les connexions entre ces trois thèmes ?
G4S a insidieusement profité des soi-disant menaces sécuritaires et des politiques sécuritaires imposées par les États pour s’infiltrer dans la vie des populations du monde entier, et plus spécialement en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Palestine. Cette société, qui est la troisième plus grande entreprise privée du monde derrière Walmart et Foxcomm, et le plus grand employeur privé du continent africain, a appris à profiter du racisme, des politiques anti-immigration et des technologies de sanction en Israël et partout dans le monde. G4S est directement responsable des conditions d’incarcération des prisonniers politiques palestiniens, des prisons en Afrique du Sud, de la nature quasi carcérale de certaines écoles aux États-Unis, du mur d’apartheid en Israël/Palestine et du mur de séparation sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Et, bizarrement, nous apprenons lors de cette rencontre à Londres, que G4S gère également des centres d’aide aux victimes d’agression sexuelle en Angleterre.
Vous dites souvent que le complexe industrialo-pénitentiaire s’apparente à de « l’esclavage moderne ». À quel point cette industrie est-elle rentable ?
Comme elle est en continuelle expansion, le cas G4s en est la preuve, on peut supposer qu’elle l’est de plus en plus. Elle inclut maintenant, en plus des prisons privées (et publiques, qui sont plus privatisées qu’on pourrait le penser et de plus en plus soumises à la dictature du profit), les centres de détentions pour mineurs, les prisons militaires et les centres d’interrogation. Qui plus est, le secteur le plus rentable de l’industrie pénitentiaire est celui des centres de détention pour migrants. On peut alors comprendre pourquoi la loi anti-immigration la plus répressive, ici aux États-Unis, a été rédigée par des prisons privées, dont l’objectif explicite était de maximiser leurs profits.
Qu’est-ce que l’essor du complexe industrialo-pénitentiaire nous dit de notre société ?
L’accroissement inexorable du nombre de personnes incarcérées dans le monde et le développement des moyens toujours plus profitables qui permettent de les maintenir en captivité est une des illustrations les plus dramatiques des tendances destructrices du capitalisme global. Mais les bénéfices obscènes que génère l’incarcération de masse sont des corollaires de profits engendrés par les industries de l’éducation, de la santé et d’autres services qui devraient être, en réalité, accessibles à tous gratuitement.
Vous imaginez une société sans prisons : n’est-ce pas utopique ? Comment cela pourrait-il fonctionner et que mettez-vous en place sur le terrain pour faire accepter cette idée ?
Je suis convaincue qu’une société sans prison est réaliste et envisageable dans le futur, mais dans une société nouvelle basée sur les besoins de la population et non sur le profit. L’abolition des prisons est aujourd’hui perçue comme utopique justement parce que la prison et les idéologies qu’elle s’attache à véhiculer avec force sont totalement ancrées dans notre monde contemporain. L’utilisation de plus en plus massive de l’incarcération comme stratégie de détournement et l’accroissement du nombre de personnes emprisonnées aux États-Unis (environ 2,5 millions), empêchent de mettre en lumière et de traiter les problèmes sociaux fondamentaux (le racisme, la pauvreté, le chômage, le défaut d’éducation, etc.). La population finira par se rendre compte que la prison n’est qu’une fausse solution. Le plaidoyer pour l’abolition des prisons doit et ne peut se faire que dans un ensemble de revendications plus large incluant celles pour une éducation de qualité, la fin des discriminations à l’emploi, la gratuité des soins de santé et d’autres réformes progressistes. Cela participera à la promotion de la critique anticapitaliste et les initiatives vers le socialisme.
Dans une des séquences de The Black Power Mixtape, un documentaire sur les Black Panthers et le mouvement afro-américain, vous avez répondu, à un journaliste qui vous demandait si vous approuviez l’utilisation de la violence : « Me demander si j’approuve la violence n’a aucun sens. » Pouvez-vous développez ?
Je voulais mettre l’accent sur le fait que cette question sur la légitimité de la violence aurait dû être posée aux institutions qui avaient, et ont toujours, le monopole de la violence : la police, les prisons, l’armée. J’ai expliqué que j’avais grandi dans le sud des États-Unis, à une époque où le gouvernement permettait au Ku Klux Klan d’entreprendre des attaques terroristes contre les communautés noires. J’étais en prison en ce temps-là, injustement accusée de conspiration, kidnapping et meurtre. J’étais devenue la cible privilégiée de violences institutionnelles et on ne demandait qu’à moi si j’approuvais la violence. Très bizarre… Je voulais aussi mettre en lumière que militer pour un changement révolutionnaire n’était pas en premier lieu une question de violence mais consistait à s’attaquer à des problématiques de fond, comme l’amélioration des conditions de vie des personnes les plus pauvres et des personnes de couleur.
Nombreux sont ceux qui pensent encore que vous faisiez partie des Black Panthers — certains sont même convaincus que vous en étiez l’une des fondatrices. Pouvez-vous nous expliquer quelles étaient vos relations avec ce mouvement à l’époque et le rôle que vous avez joué ?
Je n’étais pas un des membres fondateurs du parti des Black Panthers. J’étudiais en Europe quand le parti a été créé en 1966. Après avoir rejoint le Parti Communiste, je suis également devenue membre des Black Panthers et ai travaillé avec une des branches de l’organisation à Los Angeles en tant que responsable de l’éducation politique. Un jour, les leaders du parti ont décidé que les membres des Black Panthers ne pouvaient être affiliés à aucune autre organisation, alors j’ai choisi de poursuivre mon engagement avec le Parti Communiste, tout en continuant à soutenir et à collaborer avec les Panthers. Ils ont d’ailleurs été très actifs pour obtenir ma libération lorsque j’ai été incarcérée.
Vous parliez de « légitimité de la violence » ; cela renvoie à la situation en Palestine. On entend aujourd’hui la communauté internationale, les médias et le monde exiger des Palestiniens l’arrêt de la violence comme précondition à des négociations. Exactement comme il avait été demandé aux leaders du mouvements pour les droits civiques ou aux Indiens d’Amérique. Qui impose cette règle qui veut que l’opprimé assure la sécurité de l’oppresseur ?
Mettre la question de la violence au premier plan permet de masquer les véritables problématiques qui font le coeur de la lutte pour la justice. Le même processus a été utilisé pendant la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud. Il est intéressant de noter que Nelson Mandela, qui a été sanctifié comme un des plus grands défenseurs de la paix de notre ère, figurait sur la liste des terroristes des États-Unis jusqu’en 2008. Les vraies problématiques de la lutte palestinienne pour la liberté et l’auto-détermination sont rendues invisibles par ceux qui, usant du terrorisme, portent la résistance palestinienne au même niveau d’horreur que l’apartheid israélien.
À quand remonte votre dernière visite en Palestine ? Quelle impression vous a-t-elle laissée ?
J’y suis allée en juin 2011 avec un groupe d’Indiens d’Amérique et de femmes de couleur, universitaires et activistes. La délégation comptait des femmes qui avaient grandi sous le régime d’apartheid en Afrique du Sud, dans le sud des États-Unis sous les lois Jim Crow et dans les réserves indiennes. Bien que nous étions déjà tous engagés dans le mouvement pour la justice en Palestine, nous avons été profondément choqués par ce que nous avons vu et avons décidé d’encourager nos différents groupes à rejoindre le mouvement BDS et à intensifier la campagne de lutte pour une Palestine libre. Certains d’entre nous ont plus récemment réussi à faire passer une résolution exhortant l’American Studies Association à participer au boycott académique et culturel d’Israël. D’autres ont œuvré pour le passage d’une résolution par la Modern Language Association visant à censurer Israël pour avoir refusé l’entrée en Cisjordanie à des universitaires qui voulaient faire des recherches et dispenser des cours dans des universités palestiniennes.
Il existe de nombreux moyens de résistance pour les populations opprimées — la loi internationale stipulant même qu’il est possible de résister par la lutte armée. Aujourd’hui, le mouvement de solidarité palestien a pris le chemin de la résistance non-violente. Est-ce, selon vous, la bonne route ?
Les mouvements de solidarité sont, par nature, non-violents. En Afrique du Sud, alors même q’un mouvement de solidarité international s’organisait, l‘ANC et le SACP en sont venus à la conclusion qu’il leur fallait une branche armée : Umkhonto we Sizwe. Ils avaient tout à fait le droit de prendre cette décision. De la même manière, c’est aux Palestiniens de définir quelles méthodes ils pensent les plus à même de les conduire à la victoire. En même temps, il est clair que si Israël se retrouve isolé économiquement et politiquement, comme tente de le faire la campagne BDS, il ne pourra pas continuer de développer son régime d’apartheid. Si nous, aux États-Unis par exemple, pouvions forcer Obama à cesser de donner 8 millions de dollars par jour à Israël, nous ferions un grand pas vers la fin de l’occupation israélienne.
Vous faites partie d’un comité pour la libération de Marwan Barghouti et tous les prisonniers politiques. Pourquoi est-ce une priorité à vos yeux ?
Il est essentiel que Marwan Barghouti et tous les prisonniers politiques incarcérés dans les prisons israéliennes soient libérés. Marwan Barghouti a passé plus de deux décennies derrière les barreaux. Sa situation est d’ailleurs tout a fait symptomatique de l’expérience de la plupart des familles palestiniennes dont au moins un membre a été emprisonné par les autorités israéliennes. Il y a actuellement plus de 5000 prisonniers palestiniens et nous savons que depuis 1967, 800 000 Palestiniens, soit 40 % de la population masculine, ont été incarcérés par Israël. Demander la libération de tous les prisonniers politiques palestiniens est un élément essentiel des revendications pour mettre fin à l’occupation.
Lors d’une conférence à Londres, en octobre 2013, vous avez déclaré que la question palestinienne devait se globaliser, qu’elle était une problématique sociale que tous les mouvements luttant pour la justice devaient inscrire dans leur programme. Que vouliez-vous dire par là ?
Tout comme le combat contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud a fini par devenir une des préoccupations premières d’une grande majorité des mouvements de lutte pour la justice dans le monde, la question palestinienne doit devenir la priorité de tous les mouvements progressistes aujourd’hui. On a eu tendance à considérer la Palestine comme une question à part et, malheureusement, souvent marginale. Le moment est venu d’encourager tous ceux qui croient en l’égalité et la justice à se joindre à la lutte pour libérer la Palestine.
Que répondez-vous si l’on vous dit : le combat est sans fin ?
Je dirais que nos luttes murissent, grandissent, produisent de nouvelles idées, font surgir de nouvelles problématiques et de nouveaux terrains sur lesquels nous devons mener notre quête de liberté. À l’instar de Nelson Mandela, nous devons avoir la volonté d’entreprendre la longue marche vers la liberté.
Source: Revue Ballast