par Ghislain Poissonnier | AURDIP | 29 novembre 2013 |
La Cour d’appel de Colmar a rendu le 27 novembre 2013 deux arrêts sur la question de l’appel lancé par des militants de la campagne BDS au boycott des produits israéliens (1) (2). Leur motivation est totalement identique : ils font suite à deux jugements du tribunal correctionnel de Mulhouse – infirmés par la Cour – qui avaient relaxé les militants au nom de la règle de l’application stricte de la loi pénale, le droit pénal français n’interdisant pas spécifiquement l’appel citoyen au boycott.
Sur la question de l’appel au boycott des produits israéliens, les deux arrêts de la CA de Colmar présentent au moins un mérite ; ils sont assez solidement motivés et ne « fuient » pas les questions posées et les arguments avancés par les prévenus ; ils tranchent le problème, sans chercher à tourner autour du pot ou à l’évacuer, en modifiant quelque peu les faits, la qualification juridique ou la cohérence entre les faits et la qualification, comme cela a pu être le cas dans le passé devant d’autres juridictions entrées en voie de condamnation à Bordeaux ou à Alençon.
Ils prennent clairement position sur la question de l’existence possible d’une infraction de provocation à la discrimination nationale s’agissant de militants associatifs appelant publiquement à ne pas consommer les produits originaires d’un État au regard du libellé du texte de l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 sur la presse.
Les deux arrêts relèvent qu’en l’espèce l’action des personnes poursuivies a consisté à se réunir dans des locaux commerciaux d’une grande surface, à revêtir des tee-shirts appelant au boycott des produits israéliens et à distribuer à la clientèle des tracts portant des mentions incitant les personnes à ne pas acheter les produits importés d’Israël, en sus de déclarations publiques tenues allant dans le même sens.
Or, pour la Cour d’appel de Colmar, « le seul fait pour les prévenus d’inciter autrui par leur action précitée à procéder à une discrimination entre les producteurs et/ou les fournisseurs, pour rejeter ceux d’Israël, est suffisant à caractériser l’élément matériel de l’infraction en cause ».
Selon la Cour, ce fait « constitue un acte positif de rejet » visant une catégorie de personnes, en l’espèce les producteurs de biens installés en Israël, qui ne peut pas être couvert par la liberté d’expression.
La Cour considère que ce fait est interdit et réprimé par l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 et qu’il y a donc lieu d’entrer en voie de condamnation contre toutes les personnes – les militants de la campagne BDS présents dans les locaux commerciaux – ayant participé à ce fait.
En somme, la Cour d’appel de Colmar dit exactement l’inverse de la Cour d’appel de Paris (arrêt du 24 mai 2012) qui avait considéré que ce type de faits était couvert par la liberté d’expression, s’agissant d’un sujet d’intérêt général.
Les deux arrêts de Colmar proposent une interprétation de la loi qui, selon nous, est contraire tant à la lettre qu’à l’esprit de l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 sur la presse. Rappelons que cet alinéa a été introduit en droit français par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme laquelle avait pour objet la transposition en droit interne de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965, entrée en vigueur en France le 28 juillet 1971. Le but de la Convention était de permettre la lutte contre toutes les formes de « discrimination entre les êtres humains pour des motifs fondés sur la race, la couleur ou l’origine ethnique » et celui de la loi, par conséquent, de « permettre la répression de toutes les formes de racisme, que celui-ci s’exerce à l’égard d’un seul individu ou d’un groupe de personnes ». L’article 24, alinéa 8 de la loi de 1881, vise donc à protéger une personne ou un groupe de personnes physiques faisant l’objet d’une discrimination à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non à une ethnie, une race, une religion ou une nation. Pas à empêcher les appels au boycott de produits originaires d’un État en raison de la politique poursuivie par ce dernier. En Europe, seule la France envisage de pénaliser ce type d’appels, rejoignant ainsi l’État d’Israël qui a adopté une loi en ce sens en 2011.
L’arrêt de Colmar propose une interprétation de la loi qui – si elle était retenue – aurait des effets dévastateurs pour la liberté d’expression sur des sujets politiques, juridiques, économiques et sociaux pour les prochaines années en France.
Au-delà de la question israélo-palestinienne, son interprétation revient à dire que tout citoyen – même pris individuellement, même dans un article ou dans un propos, quel qu’en soit le support – qui appelle – en fonction de ses convictions et/ou des impératifs ou des sujets du moment – à ne plus consommer de produits chinois, russes, américains, saoudiens, syriens, mexicains ou que sais-je encore commet automatiquement une infraction pénale. Il s’agirait d’une terrible régression, privant le citoyen français d’une grande partie de sa capacité d’action politique sur des sujets d’intérêt général et réduisant très substantiellement le champ du débat politique.
Il va de soi que cette restriction s’appliquerait au personnel politique dans son ensemble, qui ne pourrait plus appeler au boycott et en débattre. Finalement, le boycott est une prérogative étatique (ce que personne ne conteste ; le boycott est décidé par le gouvernement d’un État et mis en œuvre par les pouvoirs publics) mais il serait devenu interdit aux citoyens et aux responsables politiques de le demander à l’encontre d’un autre État, au motif que cela serait déjà un appel à la discrimination. Appeler au boycott des produits iraniens, parce que l’Iran ne respecterait pas ses engagements internationaux dans le domaine du nucléaire, constituerait une infraction pénale. On le voit, cette pénalisation porterait un coup très rude au champ de la liberté d’expression dans le domaine politique.
Nous entrons ainsi au « cœur » du sujet. Un pourvoi en cassation s’impose. C’est un peu « l’heure de vérité ». La Cour de cassation, en cas de pourvoi, se trouvera pour la première fois, en situation de rendre un arrêt de principe sur la question de la légalité de l’appel citoyen au boycott des produits originaires d’un État.
Si le bon sens l’emporte à la Cour de cassation, toutes les poursuites pénales cesseront alors aussitôt sous l’effet de l’autorité juridique et morale attachée aux décisions rendues par la plus haute juridiction judiciaire de notre pays. Si, en revanche, la Cour de cassation confirme cet arrêt de la Cour d’appel de Colmar, la liberté d’expression et la possibilité pour le citoyen de demander pacifiquement le respect du droit international en Palestine et ailleurs seront profondément atteintes. Il ne restera plus que la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme pour espérer faire reconnaître la liberté d’expression. Au-delà du sort de ces malheureux militants pacifiques et soucieux de faire partager leurs convictions, l’enjeu est de taille.
Ghislain Poissonnier, Magistrat
(1) Arrêt N12/00304 du 27 novembre 2013 de la Cour d’appel de Colmar
(2) Arrêt N12/00305 du 27 novembre 2013 de la Cour d’appel de Colmar
A lire aussi :
Première lettre de l’AURDIP à Madame Christiane Taubira Garde des Sceaux Ministre de la Justice (15 novembre 2012).
Deuxième lettre de l’AURDIP à Madame Christiane Taubira Garde des Sceaux Ministre de la Justice (15 septembre 2013).
L’appel au boycott de produits en provenance d’Israël ne constitue pas une infraction, par le magistrat Ghislain POISSONNIER (Gazette du Palais, 6 septembre 2012) : Commentaire de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris publié à la Gazette du Palais (25-26 juillet 2012, p. 20).
LIBERTÉS PUBLIQUES : L’appel au boycott des produits d’un État par un citoyen n’est pas interdit par le droit français, par le magistrat Ghislain Poissonnier (Gazette du Palais, septembre 2011 n° 244, P. 15).
Une pénalisation abusive de l’appel citoyen au boycott, par le Magistrat Ghislain Poissonnier (Recueil Dalloz – 7 octobre 2010 – n° 34, p. 931).