La décision européenne d’étiqueter les produits en provenance des colonies israéliennes relance le débat sur le boycott d’Israël. Entretien avec Omar Barghouti, l’un des principaux instigateurs de la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), dont l’essor mondial contraste avec la situation française.
De notre envoyé spécial en Palestine.- « L’Union européenne devrait avoir honte », a réagi le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, après la décision européenne, présentée comme technique et non politique, d’étiqueter les produits israéliens en provenance des colonies. L’indignation des responsables israéliens ne tient pas seulement au fait que cet étiquetage ne concerne pas l’ensemble des territoires qui se trouvent, dans le monde, sous occupation au regard du droit international. Elle n’est pas non plus motivée par des inquiétudes économiques, puisque ces produits ne représentent guère qu’1 % des échanges entre l’Europe et Israël.
Cette colère reflète surtout la crainte croissante vis-à-vis du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), lancé voilà tout juste dix ans en Palestine et qui ne cesse de s’étendre et de se mondialiser, même si la France, institutionnelle en tout cas, fait figure d’exception. En effet, la Cour de cassation a confirmé, par deux arrêts rendus le 20 octobre dernier, que le boycott des produits israéliens était illégal et serait condamné.
La plus haute juridiction française vient de confirmer la condamnation par la cour d’appel de Colmar de quatorze militants du mouvement BDS à 28 000 euros de dommages et intérêts aux parties civiles, et chacun à une amende de 1 000 euros avec sursis, pour avoir participé, en 2009 et 2010, à une manifestation dans un magasin Carrefour à Illzach, près de Mulhouse.
Une décision qui a déclenché les foudres de Glenn Greenwald, le journaliste américain célèbre pour avoir publié les révélations d’Edward Snowden, qui a ironisé sur son site The Intercept à propos de cette France ayant manifesté en masse pour la défense de la liberté d’expression, mais déniant le droit à un activiste de se rendre dans un supermarché vêtu d’un t-shirt appelant au boycott d’Israël.
Entretien avec Omar Barghouti, activiste palestinien des droits de l’homme et co-fondateur de la campagne BDS.
Pourquoi le boycott vous paraît-il constituer une arme légitime contre Israël ?
Omar Barghouti. Le mouvement BDS est un mouvement inclusif, non violent, qui veut rendre le régime israélien comptable de sa politique d’occupation et de colonisation selon les critères du droit international, comme cela a été fait pour le régime d’apartheid sud-africain.
Israël doit subir le même niveau de pression soutenue que le régime d’apartheid sud-africain a subi. Les Palestiniens ne peuvent, seuls, mettre fin au système d’oppression israélien, et ont besoin d’une solidarité extérieure. Le système injuste mis en place par Israël doit donc être boycotté, désinvesti et sanctionné, et ce aussi bien dans les domaines militaires et économiques qu’universitaires ou culturels. De la même façon, les institutions et les entreprises qui se rendent complices des violations du droit international par Israël doivent être comptables de cette complicité.
Mon opinion personnelle est que même si la loi internationale nous donne le droit de nous défendre contre une occupation étrangère, par tous les moyens, y compris la résistance armée du moment que cette résistance armée ne vise pas les non-combattants – puisque nous ne sommes pas autorisés, ni légalement ni moralement, à viser des non-combattants –, en dépit de ce droit donc, nous devons être assez sages pour savoir quand utiliser ce droit et quand utiliser d’autres formes de résistance qui augmentent nos chances d’atteindre nos objectifs.
La résistance n’est pas quelque chose que nous pratiquons comme une habitude, ou pour nous amuser. C’est pour obtenir nos droits. C’est un moyen pour un but. Plus nos moyens seront éthiques, plus nos moyens seront stratégiques et bien planifiés et plus nous atteindrons rapidement nos buts et plus nos objectifs et nos droits seront solides. C’est une forme différente de lutte. Une forme complémentaire de notre combat.
En outre, Israël possède une armée très puissante, sans doute davantage que l’armée française, et fait partie des pays qui détiennent le pouvoir nucléaire. Mais cette armée ne sait pas comment contrer un boycott populaire et un soutien international à une telle campagne. Par exemple, si un syndicat français adopte la campagne BDS et demande à ses membres de boycotter les produits israéliens dans les supermarchés, que pourra faire Israël ? Bombarder le syndicat ? Atomiser Paris ? Leurs moyens d’action pour empêcher ce mouvement international sont très limités.
La campagne BDS a été lancée il y a dix ans, en 2005. À quoi est-elle parvenue ?
Selon un rapport de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), l’investissement étranger en Israël a chuté, en 2014, de 46 % par rapport à l’année 2013, ce qu’un co-auteur israélien du rapport juge lié à la guerre menée contre Gaza et à la campagne BDS.
Une étude de la Rand Corporation prévoit que le mouvement BDS pourrait contribuer à la réduction du PIB israélien de « 1 à 2 % », chaque année, pendant les dix prochaines années, tandis que les principaux fabricants d’armes israéliens se plaignent d’un naufrage de leurs exportations en partie dû au « moindre désir pour les produits fabriqués en Israël ».
Il y a quelques semaines, le géant français qu’est Veolia est devenu la première multinationale d’envergure à cesser toutes ses activités en Israël sous la pression de BDS. La cession des parts qu’elle possédait dans la compagnie du tramway de Jérusalem, impliquée dans le projet de colonies illégales, a été le résultat d’une campagne de sept années menée par BDS contre Veolia, qui a coûté à l’entreprise 20 milliards de dollars, si l’on additionne les actions menées dans le monde entier.
Il y a quelques mois, le géant norvégien de l’assurance, KLP, a retiré ses fonds de l’entreprise allemande Heidelberg Cement et de la compagnie mexicaine Cemex impliquées dans le pillage des ressources naturelles palestiniennes dans les territoires occupés.
La principale compagnie de téléphonie française Orange a fait les premiers pas pour mettre fin à son partenariat avec la compagnie israélienne Partner Communication, qui opère dans les colonies israéliennes illégales, à la suite d’une intense campagne de BDS contre Orange en France et en Égypte.
L’Église presbytérienne américaine, qui est l’une des plus importantes églises protestantes, a désinvesti de trois firmes américaines impliquées dans l’occupation israélienne : Caterpillar, Hewlett Packard et Motorola Solutions.
La fondation Bill Gates a retiré tout son investissement, s’élevant à plus de 180 millions de dollars, dans la plus grande compagnie de sécurité, G4S, après une campagne intense de BDS. Cette entreprise a subi des défaites symboliques majeures, que ce soit en Norvège, en Afrique du Sud, au Parlement européen ou dans plusieurs universités britanniques, comme conséquence de son implication dans les prisons israéliennes où des prisonniers palestiniens, y compris des mineurs, sont détenus et torturés.
Toujours en 2014, le deuxième fonds de retraite danois, PGGM, qui pèse 200 milliards de dollars, a retiré son argent des cinq principales banques israéliennes en raison de leurs activités illégales dans les territoires palestiniens occupés. De la même manière, le fonds souverain norvégien, le plus important du monde, a désinvesti de deux compagnies israélienne de BTP impliquées dans des constructions dans les colonies.
Je pourrais encore multiplier les exemples, mais je constate que les politiques israéliens sont très conscients de ce qui est train de se passer. Depuis juin 2013, le premier ministre Benjamin Netanyahou a officialisé le fait qu’il considérait BDS comme une menace stratégique en demandant au ministère des affaires stratégiques de combattre BDS. Et le président israélien Reuven Rivlin a récemment qualifié le boycott universitaire d’Israël de « menace stratégique de premier plan ». Quant à l’ancien chef du Mossad, Shabtai Shavit, il s’est alarmé du fait que « le mouvement BDS a grossi et que certains juifs en font même partie ».
En France, une décision de la Cour de cassation a récemment confirmé que l’appel au boycott contre Israël était considéré comme illégal. Comment l’expliquez-vous ?
La France et l’Allemagne sont en retrait par rapport à ce qui se passe ailleurs dans le monde, pour une raison simple qui s’appelle l’histoire et tient au rôle de ces pays dans la déportation et l’extermination des juifs. Mais cela ne veut pas dire que beaucoup de Français et d’Allemands ne nous soutiennent pas.
Quoi qu’il en soit, BDS n’est pas un mouvement uniforme. C’est un mouvement décentralisé, avec une plateforme fondée sur le respect des droits de l’homme, que tous nos partenaires partagent. Mais au-delà de ça, lorsqu’il s’agit de tactique et de stratégie, BDS a adopté le principe de la « sensibilité au contexte ». Cela signifie que les activistes, où qu’ils se trouvent, ont à décider des cibles à atteindre, de comment les atteindre et de la nature de la coalition qu’ils peuvent construire pour atteindre leurs buts. Nous respectons les décisions de nos partenaires en la matière et nous comptons sur leur cohérence morale et sur leur libre créativité.
Nous devons garder à l’esprit l’expérience sud-africaine. Ceux qui disent qu’en Afrique du Sud le mouvement de boycott était populaire, puissant, et a eu tout de suite un énorme impact, ont la mémoire très courte. J’étais actif dans ce mouvement de boycott quand je faisais mes études. Il a fallu de 25 à 30 ans pour qu’il se répande vraiment dans les pays occidentaux. Cette campagne de boycott a débuté dans les années 1950, mais le boycott n’est devenu vraiment effectif que dans les années 1980. En comparaison, nous allons beaucoup plus vite.
En réponse à une lettre signée par 150 artistes et écrivains britanniques, dont l’auteur de la série Harry Potter, J.K. Rowling, contre le mouvement BDS à l’encontre d’Israël, 343 universitaires britanniques ont récemment appelé au boycott des universités israéliennes, dans une autre lettre également publiée par le Guardian. Beaucoup d’universitaires israéliens ne partagent pourtant pas la politique menée par Netanyahou. Pourquoi aller jusqu’au boycott académique ?
Cette décision de nombreux universitaires britanniques de premier plan a renforcé le boycott croissant d’Israël, qui doit inclure la culture et le monde académique, afin de sensibiliser la société israélienne, et parce que le régime d’oppression israélien fonctionne comme un tout. La vie « normale » des universitaires de Tel-Aviv se paie de la vie anormale des Palestiniens sous l’occupation israélienne.
La décision des universitaires britanniques est d’ailleurs loin d’être isolée. Plus de 1 200 professeurs d’universités et de chercheurs espagnols ont rejoint le boycott académique d’Israël, tout comme, en 2013 et 2014, une petite dizaine d’associations universitaires américaines, telle l’American Studies Association. La FEF (Fédération des étudiants belges de langue française), qui compte près de 100 000 membres, a, elle aussi, adopté une politique de boycott des institutions universitaires israéliennes, tout comme un syndicat enseignant irlandais. Et, en mars 2011, l’université de Johannesburg a coupé la plupart de ses liens avec l’Université Ben Gourion pour protester contre la violation des droits de l’homme en Palestine.
Sur le plan culturel, plus de 1 000 activistes, artistes, étudiants et enseignants noirs américains ont décidé de soutenir la campagne BDS, notamment Angela Davis, Boots Riley, Cornel West, Dream Hampton, Emory Douglas, Talib Kweli ou Tef Poe.
Il y a quelques semaines, la sensation R&B qu’est Lauryn Hill a annulé son concert prévu près de Tel-Aviv après un appel de Palestiniens, mais aussi d’Israéliens, soutenant BDS. Avant cela, une centaine de figures de la culture britannique ont signé en faveur du boycott culturel d’Israël, emboîtant le pas à des initiatives similaires à Montréal, au Canada, en Irlande ou en Afrique du Sud.
De nombreux réalisateurs de films, des écrivains, des groupes de musique et des artistes du calibre de la star de Hollywood qu’est Danny Glover ont décidé de soutenir BDS ou, au minimum, de tenir compte des appels au boycott en refusant de participer à des événements culturels israéliens.
À la lumière des événements de ces dernières semaines en Israël, de la multiplication des attaques commises contre des Israéliens à la voiture-bélier ou au couteau, pensez-vous qu’une résistance non violente ait des chances de réussir ?
La résistance palestinienne face à des décennies de colonisation et d’occupation de la part d’Israël a été principalement non violente. Manifestations, boycott, grèves : la résistance populaire a toujours été la forme dominante dans la manière de résister pour la grande majorité des Palestiniens.
La quasi-totalité des dizaines de milliers de jeunes Palestiniens qui se révoltent aujourd’hui contre l’oppression qu’ils subissent se concentrent sur cette forme de résistance. Cette génération marche dans les pas de ses parents, qui ont mené une résistance populaire pour donner à leurs enfants une chance accrue de vivre dans un monde juste, libre et équitable.
Le mouvement global qu’est BDS est une composante cruciale de la lutte populaire des Palestiniens pour leurs droits. BDS a grandi à une vitesse impressionnante ces dernières années, et accru considérablement le prix qu’Israël doit payer pour sa violation du droit international. Contrairement à ce qui s’est produit pendant la première Intifada (1987-1993), Israël ne peut pas, cette fois, ignorer que ses crimes contre les Palestiniens, photographiés par les milliers de smartphones des jeunes Palestiniens, exacerbent son isolement déjà désastreux et en font un paria mondial, du moins au niveau de la société civile.
Avec le mouvement BDS, la résistance non violente palestinienne s’est mondialisée et le régime d’oppression israélien en subit déjà les conséquences.